2 mars 2024

Décoloniser le musée

Discussion avec Françoise Vergès, Livio Boni et Lucie de Saint Blanquat

Déplaçabilité, reproductibilité, colonialité : une introduction à l’antagonisme muséal

Lucie de Saint Blanquat

Ce texte se propose d’introduire certaines des problématiques saillantes que relève le dernier livre de Françoise Vergès, Décoloniser le Musée, Programme de Désordre Absolu (La Fabrique, 2023), tout en essayant de poser et d’analyser quelques jalons de l’histoire de l’institution muséale. Ou plutôt de sa « contre-histoire », puisqu'il va s’agir de regarder la zone d’ombre, l’histoire en creux du musée, permettant de distinguer certains des enjeux fondateurs de ce que j’appellerais le « problème muséal », et par extension de comprendre plus en détail les réclamations et contestations qui lui sont aujourd’hui adressées (les raisons de sa mise en crise).

Le musée ou le régime de la déplaçabilité des biens culturels

J’aimerais revenir, pour commencer, sur la séquence inaugurale de l’histoire de l’institution muséale, et en particulier sur la naissance du modèle du musée universel encyclopédique à la fin du XVIIIe siècle. Car si le musée pré-existe à cette période sous des formes relativement confidentielles (collections privées, cabinets de curiosités), la fin du XVIIIe siècle voit s’instaurer et se systématiser en Europe un phénomène de transfert massif de biens culturels qui introduit une « manière inédite de créer des musées » (Pomian, 2021, 11) engagée par la France révolutionnaire. Ce phénomène de déplacements massif des biens culturels impulsé par la France révolutionnaire est institué par un décret de l'Assemblée constituante de 1789 qui instaure d’une part la nationalisation des biens ecclésiaux et des œuvres issues des collections royales (dans geste consistant à les arracher à leur espace de privilèges pour les restituer au peuple) ; d’autre part, la politique de saisie et de rapatriement des œuvres, biens et monuments provenant des Etats occupés dans le cadre des conquêtes révolutionnaires puis impériales (se déroulant massivement entre 1794 et 1815). Ce double geste conduit à la création au Louvre du Museum Central des Arts de la République, inauguré en août 1793.

La politique de saisie repose sur une idéologie de la « régénération » qui tend à justifier l’ensemble des expropriations commises sur les territoires occupés en faisant valoir la République comme foyer de la liberté, et Paris comme le lieu de rassemblement du patrimoine de l’humanité, forgeant là la conception universaliste du Louvre. Tout le fondement du discours de justification révolutionnaire tient dans l’interprétation de ce déplacement comme condition d'émancipation de ces objets de leurs espaces de privilèges desquels ils sont issus (Eglise, Ancien Régime), ainsi que des contextes politiques européens pour lesquels le despotisme, la corruption ou la décadence les avaient, du point de vue révolutionnaire, privés de signification. A l’instar du discours napoléonien se proposant de dispenser l’enseignement révolutionnaire à travers l’Europe et de libérer les nations du despotisme royaliste, le principe de « libération » et de régénération des œuvres et monuments repose lui aussi sur une véritable exaltation de l’idéologie culturelle de la liberté : « Le Louvre libérait les arts, comme l'armée napoléoniennes « émancipaient » de gré ou de force, l’Europe » (Déotte, 2017, 83).

L’ère de ce que Emmanuel Alloa a nommé en ce sens « deplaçabilité » des biens culturels (Alloa, 2017) fonde le musée sur ce phénomène de transfert qui, loin d’être anodin introduit un changement de statut de l’objet (ce que Malraux appellera la « métamorphose »). Le déplacement transforme les biens qui avaient auparavant une destination cultuelle, politique ou fonctionnelle en les séparant quelque part d’elles-mêmes pour les produire dans un régime de visibilité générale qu’instaure le musée. C’est l’instauration du régime de la modernité esthétique à travers lequel le destin « artistique » de l’oeuvre se réalise en se libérant finalement de sa destination première ou initiale. Voilà comment le musée invente l’art au sens moderne de l’esthétique : en faisant des objets (liturgique, de pouvoir, de prestige, de décoration, etc.) des biens d’appréciation esthétique et contemplatifs. Invention qui, bien sûr, trouve son complément théorique dans la théorie du jugement de goût kantien, dans son analytique du beau, mais aussi dans la notion de plaisir désintéressé comme pouvant seule justifier d’un point de vue philosophique et esthétique l’émergence du musée moderne. 

Le musée contre l’histoire 

En ce sens, il faut bien comprendre que le musée et le régime esthétique qu’il établit procèdent d’une lutte contre l’histoire elle-même, c’est-à-dire, comme l’exprime très clairement Nietzsche, contre la plus ou moins grande utilité que notre rapport à l’histoire peut avoir pour le développement de la vie, de l'esprit, de la liberté. Cette liberté conquérante que met en acte la Révolution française relève de la « doctrine exaltée et audacieuse, absolue et définitive, qui fait brisure dans l’écoulement des siècles créés par le nouveau calendrier et la conquête » (Pommier, 2017, 30). Pour que la régénération supposée des objets puisse avoir lieu, il s’agit de couper le sens de l’histoire que portent en eux les biens culturels en tant qu’ils en sont témoins matériels. Les politiques de nationalisation et de rapatriement accomplissent cette idéologie en séparant définitivement l’objet de la tradition.

C’est donc un inquiétant défi culturel que la Révolution lance à l’histoire, puisque pour délivrer les oeuvres du passé jusqu'alors réduites à l'obscurité des collections princières ou monastiques, il se doit de s’assurer, au préalable, de leur réification et sécularisation définitive. Ce qui fait des musées, comme l’écrit Francis Haskell, des « camps de rééducation relativement efficace » (Haskell, 1983, 103) dans lesquels des objets profondément « réactionnaires » ou « anti-révolutionnaire » sont mis au service de la Révolution, et par lesquels l’esprit révolutionnaire « exorcice la tentation de vandalisme » (Pommier, 2017, 50). Double mouvement qui permet de mieux comprendre, en retour, pourquoi la logique fondatrice du musée implique toujours de faire rupture avec l'ordre antérieur des choses, et pourquoi cette rupture implique d’introduire une coupure dans l’histoire. Je renvoie sur ces questions au texte de Hans Belting, Image et Culte, Une histoire de l’image avant l’époque de l’art (1998) qui étudie la séparation que produit la modernité d’avec la tradition du point de vue de notre relation esthétique aux images.

Aborder la naissance dix-huitièmiste du musée permet de comprendre en quoi la naissance de l’institution muséale est inséparable d'une certaine forme d'impérialisme muséal (de sa logique extractive qui sous-tend sa constitution), mais aussi d’une certaine idéologie de la régénération qui renouvelle le sens de l’histoire en rupture avec la tradition. Double mouvement, ou tension interne qui fait son antagonisme profond : porté par les principes contradictoires d’émancipation et de spoliation, le musée est confronté dès son origine à une ambiguïté radicale que J.-L. Déotte évoque : « il n’y a pas de musée sans déportation, sans le mouvement violent des conquêtes révolutionnaires ou impériales » (Déotte, 2017, 29). On voit ainsi poindre d’emblée l’équivocité du musée, qui, dans la mise en pratique de son idéal, révèle en fait son idéologie spoliatrice, et trahit ainsi sa promesse initiale.  C’est-à-dire le fait que le musée se fonde sur une tension irréconciliable, que souligne F. Vergès : « le paradoxe entre la liberté comme fin de la tyrannie d'une part, la saisie et le vol accomplis au nom de cette même liberté, d’autre part » (Vergès, 2023, 116). 

La modernité muséale et la logique de la coupure

Le musée est ainsi façonné historiquement à travers cet antagonisme d'obédience politique (on vient de le voir), mais également esthétique puisque cette discontinuité que crée le musée fait l’impasse sur les temporalités propres aux objets et lisse, à travers son mécanisme de « suspension », les aspérités provoquées par l’histoire et les usages traditionnels. Le « pouvoir d’évocation historique et la durée matérielle » de l’objet dont parle W. Benjamin (Benjamin, 2021, 21) constituent ce que le musée contribue finalement à denier ou à évacuer, et c’est pourquoi Déotte se propose de penser le musée comme appareil dont l’étymologie, « apparier » (« rendre pareil », « comparer l’hétérogène »), vient faire consister cette conception idéologique anhistorique du patrimoine que l’esprit révolutionnaire parvient à institutionnaliser à travers le musée. La sécularisation créée par la modernité muséale a contribué à rendre profanes des gestes et des objets qui autrefois construisaient des mondes. En ce sens le régime que la modernité muséale a institué est celui de la dénégation de la singularité des destinations (la finalité coupée, « sans fin » dont parlait Kant). Il est, si l’on peut dire, un régime de réification et d’« appariement » qui en fait un lieu proprement hétérotopique, au sens foucaldien du terme, c’est-à-dire le lieu le lieu d’une « déchirure spatio-temporelle » (Eco, 2015). Dans la poursuite de cette logique, l’avènement du dispositif du white cube indexé à cette évolution moderniste du régime muséal de la clôture, visera à instaurer une neutralité et à expurger les oeuvres de toutes ses impuretés liées à son usage traditionnel. Cette logique tautologique va jusqu’à l’émergence d’une théorie du « progrès » dans les avant-gardes, en faisant du musée et de son idéologie d’isolement et de pureté un cadre conditionnant la valeur des pratiques artistiques qui deviennent dictées par le musée lui-même (l’art-pour-le-musée).

La logique de la coupure qu’établie le musée en fait aussi, comme le souligne également J.-L. Déotte, un appareil projectif. En déplaçant les oeuvres, le musée produit déjà leur dédoublement (il les produit comme traces). C’est pourquoi on pourrait dire que toute oeuvre exposée dans un musée est déjà la copie d’elle-même, c’est-à-dire sa re-production. Le musée, comme les autres appareils reproductifs que construit la modernité (comme l’appareil photographique), rend les oeuvres qu’il présente spatialement et humainement plus proches, mais au prix d’un choix paradoxal. Celui de préférer le reflet ou sa reproduction à l’image véritable (qui elle apparait tout à coup lointaine, inaccessible), alors même que, comme le rappel Benjamin, c’est pourtant « l’original qui détermine le concept de son authenticité ». En ce sens, si le geste de rapatrier, de déplacer, est bien celui qui nous permet de « ramener à nous », et donc aussi celui qui nous permet « de rendre l'objet possédable », on comprend aussi pourquoi il est aussi celui qui fera le terreau de la critique de l'industrie culturelle. En déplaçant et en reproduisant, les appareils de la modernité détachent l’objet du cadre de la tradition et, par là même, de leur autorité auratique, dont « on ne peut faire d’image » (Benjamin, 2021, 59). Mais la condition de reproductibilité est aussi ce qui rend possible de mettre en place, d'organiser, comme se propose de le penser Malraux à travers son Musée Imaginaire, une « confrontation dématérialisée des métamorphoses » par laquelle les œuvres sont reléguées au rang d’image que la photographie et les technologies modernes permettent de confronter indéfiniment et sans contrainte d’isolement ni d’attachement (et pour lequel la notion de contexte est rendue complètement caduque). 

Le musée à l'aune de sa colonialité : extraction, spoliation, restitution

Si la politique d’acquisition des musées par expropriation s'est instituée dans le contexte révolutionnaire de la fin du XVIIIe, il va nous falloir comprendre, maintenant, en quoi l’idéologie de la régénération qui a rendu possible une telle politique d’acquisition, portait également en germe « l’idéologie interventionniste coloniale post-esclavagiste » (Vergès, 2023, 124), comme nous le rappelle F. Vergès. Car il faut bien comprendre la modalité de transfert des biens culturels constitue un mode d’enrichissement qui est largement présidé à la constitution des collections muséales européennes sur un temps long (qui a démarré au XVIIIème siècle et a perduré même au-delà des indépendances). Il est un phénomène de longue durée.

Si la défaite de Napoléon à Waterloo provoque une première vague de restitutions et une relative accalmie des saisies, cette politique ressurgit sous une nouvelle forme sous la seconde phase coloniale française à partir de 1830. Se concentrant, cette fois, sur les territoires colonisés, et tout particulièrement sur l’espace des colonies africaines, cette phase correspond à un moment d’extrême désinhibition en matière « d’approvisionnement patrimonial » de l’Etat français (Sarr-Savoy, 2018, 84). « Le musée est par définition vorace » nous dit Umberto Eco (Eco, 2015, 19), et cette voracité s’exprime à la fois dans la quantité des biens spoliés et dans le caractère systémique de ces saisies, guidé par un fantasme d’exhaustivité. Sous couvert de missions ethnographiques et anthropologiques (dont Michel Leiris dénoncera les abus dans son célèbre texte l’Afrique Fantôme en 1934), l’Etat encouragera le prélèvement d’objets in situ dans ses propres colonies au nom de l’universalisme de la science, de la connaissance et du Progrès, faisant ainsi de l’institution muséale non plus seulement la dépositaire d’une idéologie de la régénération et de la Liberté révolutionnaire, mais le réceptacle neutre d’une soif de connaissance et d’un désir de classification universelle. Nouvelle forme d’extraction qui donnera au musée sa nouvelle mission scientifique qui poursuit et prolonge sa vocation encyclopédique apparue au XVIIIème siècle ; à savoir celle d’avoir à préserver l’intégrité des objets ainsi « prélevés », en les conservant d’abord (et les soustrayant à leur mortalité à travers le mouvement de leur suspension), mais également en leur assurant une nouvelle « sur-vie » en les faisant participer de cet universalisme même (Bachir Diagne, 2023, 75).

Que ce soit dans le cadre des saisies révolutionnaires, ou pendant la période coloniale, le musée n'est donc pas vierge de questions de pouvoir. Car le geste d’arrachement dont il est profondément solidaire est un geste qui, quel qu’en soit la justification, prive des communautés entières des objets qui leurs permettaient de se comprendre et de fonctionner, de « s’imaginariser ». C’est là pourquoi les demandes de restitution qui ont commencé à l'aune des premières Indépendances des pays africains (aux débuts des années 1960) et qui s'intensifient aujourd’hui, consistent d’abord à réclamer la ré-institution des propriétaires légitimes des oeuvres spoliées dans leur droit d’usage et de jouissance des biens saisies. Mais elles exigent aussi la reconnaissance de l’illégitimité des Etats spoliateurs, c’est-à-dire l’illégitimité de l’idéologie scientiste qui, sous couvert d’universalisme, n’a fait que continuer sous une autre forme le travail de justification idéologique permettant à l’Europe de se cacher à elle-même les violences qu’elle perpétrait dans le champ de la culture et des art africains. Double exigence, donc, liée aux demandes de restitutions, qui contribue à défaire l’eurocentrisme sur lequel se fonde l’institution muséale et son « récit de soi », et qui permet par extension de « rendre le monde à son pluriel décentré » (Bachir Diagne, 2023, 75). Car alors que les objets déplacés étaient devenus, malgré eux, des « diasporas », ces derniers sont appelés à devenir les médiateurs d’une nouvelle éthique relationnelle (Bachir Diagne réfère à Glissant) à mettre en œuvre dans le cadre de la reconfiguration contemporaine de nos échanges culturels, du partage et des circulations des biens dans un « tout-monde décentré des musées. »

Bien sûr, en appelant les objets anciennement spoliés à devenir des nouveaux médiateurs, Diagne nous offre une vision excessivement utopique de ce sur quoi pourraient déboucher les demandes de restitution, puisque les soixante dernières années consistent plutôt en l’histoire de ce que Bénédicte Savoy a qualifié de véritable « défaite postcoloniale » (Savoy, 2023), si l’on considère le déni répété des Etats et musées européens face aux demandes de restitutions durant cette période et le chiffre avancé et concerté de 90% du patrimoine africain étant toujours situé en dehors du continent. Car force est de constater que si le principe des restitutions émerge lors du Congrès des artistes et écrivains noirs organisé par Présence africaine en 1956 à Paris (qui réfléchissait sur ce que pouvait être l’ordre mondial postcolonial), puis avec la formulation de certaines réclamations au moment des premières indépendances des pays africains (sans qu'aucune négociation d’envergure ne soit engagée immédiatement), il faut attendre le discours à l’UNESCO d'Amadou Mahtar en 1978 posant avec gravité les termes du devoir de restitution pour voir poindre un premier tournant dans la sensibilisation générale des Etats et institutions européennes sur ces enjeux. 

Le musée ou la coupure de la mémoire

Au-delà du retour des objets spoliés, le geste de « restituer » engage en parallèle une réflexion profonde sur le passé impérial et colonial, ainsi que sur les mémoires qu'ils ont biaisées, puisque les extractions causées par le musée ont laissé des traces ou ont causé des manques, plus ou moins conscientisés. Car parfois même, comme le souligne Karima Lazali dans Le Trauma colonial, le manque est « ce qui n’arrive pas à s’inscrire comme trace de mémoire » (Lazali, 2018), pour autant que la mémoire collective qui aurait pu situer ce manque a elle-même disparu. La présence au monde des peuples africains contemporains est ainsi obstruée par ces absences qui font trous dans le réel de leur histoire. Puisque ces peuples deviennent les héritiers de récits transmis par fragments, mais aussi de récits oubliés ou occultés qui les font demeurer otages d’une histoire que ne peut, en conséquence être travaillée à partir du support de la représentation, du support matériel des objets. Sarr et Savoy revenant sur cette double difficulté, soulignent à son endroit l’importance de la notion de traitement au sens clinique du terme (dans le contexte de la restitution comme geste de réparation postcolonial), pour traiter correctement de la question de la restitution : « prendre soin et examiner les résidus de la violence coloniale ; opérer un travail de reconstruction et de récupération des traces manquantes, qui, à l’instar d’un membre fantôme, font trou, dans une histoire qui manque d’archive » (Savoy-Sarr, 2018, 63). L’articulation du lieu où l'objet manque, de la blessure et de la transformation de l’objet à l’aune de sa muséification est aujourd’hui déterminante pour travailler sur ce que ces déplacements ont créé sur les mémoires mais aussi sur les objets. Car même une fois restitués, ces objets ne sont pas et ne peuvent être le retour du même, mais le retour du « même différent » (Savoy-Sarr, 2018, 54) : il y a toujours de l'irréparable qui ne saurait trouver réparation.

C’est pourquoi l’enjeu fondamental de la réappropriation symbolique des biens culturels par les populations spoliées responsabilise aussi le musée à un endroit qui va bien au-delà du retour matériel des biens spoliés. Car s’il est vrai de dire que pour certaines communautés, le manque est conscientisé, que les réclamations sont faites et que les objets retrouveront place dans des contextes culturels, institutionnels, rituels et retrouveront, même réinventée, une fonction dans le paysage culturel de ces communautés, il l’est plus encore d’ajouter que pour d’autres l’amnésie des pertes domine, rendant ainsi le retour impossible. Cas pour lesquels l’entreprise d’effacement de la mémoire et la profondeur de la perte ne permet plus l’émergence de la demande. Si l’on pense, par exemple, aux pertes et vols ayant eu lieu durant le Sac de Benin City, en 1897, dans l’actuel Nigeria, ces exactions sont bien affiliées à un trauma qui s'est construit dans l’évènement et dont la demande de réparation a toujours été identifiée, clamé, transmise. Cette situation diffère d’autres contextes pour lesquels la disparition des objets s’est faite de manière insidieuse, s’est déroulée sans bruit ni fureur, par le biais de missions ethnographiques ou de cession d’objets sur le marché de l’art (Savoy-Sarr, 2018, 55). 

Restituer ou faire retour à une condition pré-moderne de l'esthétique

A ce problème s’ajoute celui de la méconnaissance des musées européens du régime esthétique des artefacts qu’ils ont contribué à rassembler. Achille Mbembe insiste sur l’incompatibilité ontologique entre l'art africain qui participe d’« économies génératives » et « d’écosystèmes participatifs » (Mbembe, 2018) et le régime esthétique du musée occidental. Bachir Diagne également (dans son texte sur Senghor et l'art africain) relève que le patrimoine africain se fonde sur une conception ouverte de la matérialité et de l'identité ontologique qui ne pourrait s'accorder avec le régime analogique de la représentation qu'impose le régime esthétique occidental du musée (Bachir Diagne, 2022). Pour illustrer cette idée, Felwinne Sarr prend l'exemple d'un masque Dogon dit « à étages », normalement sorti tous les 60 ans pour un rituel qui célèbre le moment où la parole a été donnée aux Dogons, aujourd’hui conservé au Quai Branly. Or, ce masque a été extorqué aux Dogons pendant la mission Dakar-Djibouti au moment où Marcel Griaul assiste à cette cérémonie et suggère que, puisque les Dogons n’en auront plus besoin pendant les 60 prochaines années, il pourrait le ramener à Paris. Ce que les Dogons accepteront, étant incapables d’imaginer que l’objet sacré qu’ils prêtent à l’anthropologue Griaule ne le serait non seulement jamais rendu, mais découpé une fois arrivé à Paris, puis exposé sous verre au Quai Branly. Cette trahison nous met en face de ce que Leiris dénonce comme une véritable « profanation » d'un artefact qui n’était pourtant pas conçu au départ comme un simple objet, mais plutôt comme un objet-sujet (agissant) c’est-à-dire comme un objet investi d’une subjectivité (chargée d’un certain « mana » au sens où l’entend Lévi-Strauss), le rendant irremplaçable, unique, et qu’on ne saurait reproduire. Il est un objet qui ne peut souscrire à la logique de la « deplacabilité » sur laquelle se fonde pourtant l’institution qui prétend le conserver.

Regarder ce que le musée a engendré d’amnésie peut, dès lors, s’avérer vertigineux. Il est, paradoxalement à la mission qu’il nous invite à lui assigner, une institution dont J.-L. Déotte ose proposer qu’elle « génère de l’oubli » (Déotte, 2017, 29). Car la condition de possibilité de la monstration des objets en contexte muséal impose pourtant en partie leur dénégation, leur dénaturation. Ce qui en eux a été perdu, ce qui en est rendu inaccessible, s’est fait au nom de l’instauration du régime occidental de la modernité esthétique qui établit une manière de jouir de ces objets de façon « désintéressée », révélant l’hypocrisie d’un système en crise. Les translocations de biens culturels est un phénomène multiséculaire, symptôme répété de la modernité occidentale qui à travers son mécanisme extractif a très profondément affecté les mémoires collectives de l’humanité, en substituant au pluriel des relations créés par les biens culturels dans leur contexte de destination initiale, un espace qui établit un régime général capable de traduire rationnellement les mondes et les époques. Comme le formule Vergès, « le musée occidental a réussi à rendre naturel ce qui est pourtant une réduction du monde à sa théorie de l’universel » (Vergès, 2023, 65).

C’est pourquoi le musée est aujourd’hui interpellé, et ce qui est réclamé se mesure précisément à « ce qui s’amoncelle sous les ruines des mondes antérieurs ou périphériques, les anciens usages et les modes d’êtres additionnels » que ces objets suscitaient dans des contextes variés (Déotte, 2017). Au-delà des exactions politiques hautement condamnables dont le musée est responsable, il s’agit de percevoir ce que ces déplacements ont causé d’amnésie au nom d’un certain universalisme abstrait voire de comprendre, pour reprendre cette fois les mots Maurice Blanchot, que « le musée, parce qu’il arrache les oeuvres à leur origine, les sépare de leur monde, est bien le lieu symbolique où le travail d’abstraction prend son caractère le plus violent et le plus outrageux » (Blanchot, 1982, 54). On pourrait ainsi en conclure que la crise et l’appel aux restitutions fait ressurgir, face à la loi du suspend que la modernité a fait prévaloir, celle de la destination comprise comme phénomène de retour de l’objet dans des contextes habités, vécus. Contextes qui, s’ils ne garantissent pas la survie de l’œuvre, cherchent en tout cas à faire prévaloir leur cycle de vie matériel, leur « devenir-matière » et leur « pouvoir d’évocation historique » (Benjamin, 2021, 21). En somme, sortir de « l’art sans destin » proclamé par Malraux, ou de la « finalité coupée » de Kant, pour rouvrir un possible régime esthétique pour lequel le « destin » de l’art se serait plus tourné vers sa reproduction, mais vers sa singularité et son enracinement contextuel. Cette crise semble délivrer un appel plus général à une reformulation du rapport esthétique à nos mondes et aux objets qui les composent : la résurgence d’une nostalgie de la condition pré-moderne ou pré-muséale pour laquelle l'oeuvre participait d’un régime de vérité profondément relationnel. 

Conclusion : le mouvement irréversible de la contestation du musée

Constitué dans et depuis l’idéologie révolutionnaire, prolongé par l’Etat français colonial jusqu’aux indépendances, le musée participe toujours aujourd’hui, dans le discours politique actuel, à la mythologisation de l’universalisme et de l’assise démocratique de nos institutions. Il est d’ailleurs flagrant, de ce point de vue-là, de voir comment le musée reste le plus souvent préservé des débats politiques et continue à jouir d'une réputation de progrès et d’ouverture pour des raisons qui sont en parties justifiées (si l’on regarde son enracinement dans l’idéologie révolutionnaire) mais qui témoigne aussi d’un déni de sa logique extractive qui lui est consubstantielle. En tant que système institutionnel, espace architectural, mais aussi milieu professionnel, le musée jouit dans nos sociétés modernes d’une valeur qui semble empêcher la remise en question de sa structure même. Or, toute la force du livre de F. Vergès est là : exhumer, contre ce qu’elle appelle son « retournement rhétorique » (sa tentative de justification) et sa sanctuarisation (son immunité présumée), les logiques sous-jacentes qui justifient aujourd’hui d’en faire un « champ de bataille » (comme Kant l’avait fait avec la métaphysique). Dévoiler ce qui, derrière son imaginaire d’institution démocratique, se révèle être un espace structuré par une logique de saisie et d’expropriation qui pose des problèmes de grande ampleur sur le terrain politique et esthétique. Car le musée ne fait pas exception dans le champ de la critique des institutions. Comme pour ces dernières, la survie de l’institution muséale repose sur une équivoque fondamentale (ce qui dans la mise en pratique de son idéal trahit son idéologie de laquelle émerge son « étrangeté » souvent relevés par ses contempteurs). F. Vergès contribue ainsi à déchiffrer l’antagonisme muséal en contribuant à exhumer son histoire « nocturne » (constater les dépossessions, les dévastations et les exploitations qu'il a causé et que suscite sa structure même).

Posant une pierre de plus dans ce que l’auteur appelle « le mouvement irréversible de sa contestation » (Vergès, 2023, 31), F. Vergès dévoile ses tensions intrinsèques, les ambivalences d’une « institution paradoxale » (Galard, 2001, 13). Elle s’inscrit ainsi dans toute une tradition littéraire anti-muséale qui a reconduit depuis plus de deux siècles une certaine mythologisation de la destruction du musée. Car en pendant du pouvoir dont jouit l’institution depuis sa création, force est de constater que son acte de naissance aura aussi engendré un contre-mouvement complexe qui n'aura de cesse, au cours de l’histoire, de venir interroger l’idéologie structurante du musée. Les premiers textes pamphlétaires de Quatremère de Quincy, contemporains de la naissance du musée, constituent la matrice de tous les discours sur le musée-mortifère et inaugure une tradition critique qui, jusqu’au XXIème siècle, se manifeste avec acharnement dans le champ des avant-gardes philosophiques, littéraires et artistiques qui ne cessent d’en appeler à une destitution radicale de l’institution muséale. En témoigne, par exemple, l’enquête publiée dans l’Esprit Nouveau en 1919 « Faut-il brûler le Louvre? », illustrant un mythe de la destruction qui se déploie avec une virulence symptomatique et qui, jusqu’au « Museum of Void » de Robert Smithson, et la Critique Institutionnelle, ne cesse de se déployer autour des métaphores du musée-cimetière, musée-chaos, musée-prison : une condamnation de la nature proprement mortifère de l’institution muséale rappelée par F. Vergès : « le musée est vaste tombe dont les morts anonymes restent sans sépulture » (Vergès, 2023, 30). 

F. Vergès révèle l’insuffisance de certaines initiatives internes à l’institution muséale (l’échec de l’exposition « Modèle Noire » par exemple, ou de certaines attitudes révisionnistes vis-à-vis de l’histoire de l’art proposées par les institutions), pour autant que ces révisions seraient insuffisantes à la décolonisation effective du musée. L’auteur convoque un programme de « désordre absolu » tiré de F. Fanon qui semble tendre à sa destitution, son effondrement implacable. Face aux constats accablants que dresse ce texte majeur, une question néanmoins demeure : si la poursuite de ce travail critique porte en lui les germes d’une perspective potentiellement constructive pour le musée ; entrevoir si l’institution, à la lumière de ce type de lecture révélant sa vraie nature, est capable de sortir de son propre nihilisme. Si l’aveu et la prise en charge de ses failles portent en lui les moyens de sa transformation, et de son actualisation radicale.

Bibliographie sélective

ALLOA, Emmanuel. « La Mobilisation de l’aura - l’œuvre d’art à l’heure de sa deplaçabilité » postface in Quatremère de Quincy, Lettres à Miranda, Paris, Macula, 2017.

APPADURAI, Arjun. « The Museum, the Colony, and the Planet: Territories of the Imperial Imagination », Public Culture (2021), 33, pp. 115–128.

BACHIR DIAGNE, Souleymane. « Restituer c’est Partager » in « Sharing Museum », acte du colloque international organisé par le Musée national de l'histoire de l’immigration le 20, 21 et 22 octobre 2022, Paris, Edition du musée de la Porte Dorée, janvier-mars 2023, 220 pages.

BELTING, Hans. Image et Culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art [1990], trad. F. Muler, Paris, Éditions du Cerf, 1998.

BENJAMIN, Walter. L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique [1936], trad. Lionel Duvoy, 2eme édition, Paris, Allia, 2021.

Déotte, Jean-Louis. Le Passage Du Musée, Paris, L’Harmattan, 2017.

ECO, Umberto. Le Musée, demain, Casimiro, 2015.

GALARD, Jean (dir). L'avenir des musées. Actes du colloque organisé au musée du Louvre par le Service culturel les 23, 24 et 25 mars 2000, Paris, Edition de la RMN, 2001.

HASKELL, Francis. « Le musée et leur ennemis », Actes de la Recherche en Sciences Humaines, 1983, pp. 103-106

MALRAUX, André. Le Musée Imaginaire [1947], Paris, Gallimard, coll. Folio Essai, 1996.

MBEMBE, Achille. « A propos de la restitution des artefacts africains conservés dans les musées d’Occident », AOC, 2018.

POMIAN, Krzysztof. Histoire Mondiale des musées, Tome 2 : l’Ancrage Européen (1789-1850), Paris, Gallimard, 2021.

POMMIER, Edouard. L'art de la liberté - doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1991.

VERGES, Françoise. Programme de Désordre Absolu. Décoloniser le Musée, Paris, La Fabrique, 2023.

SAVOY, Bénédicte, SARR, Felwinne. Restituer le Patrimoine Africain, Paris, Seuil, 2017.

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Voir aussi