Coetzee/ Hook/ Lacan II
La dernière fois, je m’étais penché de près, suivant en cela les indications de Derek Hook dans son article « The object of apartheid desire : a lacanian approach to racism and ideology » (Lacan & race), sur une importante étude de l’auteur sud-africain JM Coetzee, parue en 1991, qui tentait de penser, à la lumière des principaux écrits théoriques d’un des idéologues de l’apartheid, Geoffrey Cronjé, ce qui pouvait constituer la chair d’une telle production idéologique (« what apartheid looks like in the flesh » - p.1).
La nécessité pour Coetzee de convoquer la chair d’une idéologie extrêmement violente et qui se laisse pourtant lire rétrospectivement comme l’os d’un discours racialiste, s’expliquait dès le titre de son étude, qui y avait fonction d’exergue : « The mind of the apartheid : Geoffrey Cronjé (1907-) ». En installant le texte dans un registre nécrologique (celui de la fin toute proche de l’apartheid, indexée à une figure spectrale), il pointait la hantise qui ne manquerait pas d’advenir à l’issue de la chute du gouvernement – « enterrez l’idéologie et la violence qu’elle a légitimé et elle continuera de travailler souterrainement le corps social » – tout en cherchant à comprendre ce qui en avait animé la passion. Coetzee se posait en ce sens la question des ressorts subjectifs qui invitent l’idéologue à soutenir les lois ségrégatives et à conceptualiser l’apartheid, son texte avait ainsi une valeur diagnostique. Vous savez, soit-dit en passant, que sous la présidence Mandela, une première réponse curative à cette hantise sera proposée par l’archevêque Desmond Tutu, avec la mise en place des « comités vérité et réconciliation » dont la force performative inouïe a été récemment analysée par Barbara Cassin dans son livre Quand dire c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel (Fayard, 2018), et dont Elias Jabre vous parlera tout à l’heure dans le sillage de Jacques Derrida.
Plutôt que de court-circuiter Coetzee avec Derek Hook, qui tente dans son article une élucidation lacanienne de ce que le premier repérait comme transaction fantasmatique à l’œuvre dans la production du discours idéologique, j’avais choisi de faire cas de la destinée subjective de Cronjé, telle qu’elle se laissait lire dans les écrits théoriques rapportés par Coetzee. Il me semblait en effet important de se tenir tout contre le geste de Coetzee, qui ambitionnait, avec son diagnostic, d’éviter la tentation de s’exempter de penser la conjoncture historique qui a vu naître l’apartheid en enterrant le régime (puisqu’au fond l’apartheid ne faisait qu’entériner, en les durcissant, les lois de ségrégation déjà en cours avant 1948). Je tenais également, plutôt que de monter en généralité dans la conceptualité psychanalytique, à mettre en évidence dans le montage de Cronjé, ce qui m’est apparu entre temps comme un effort de dépouillement continué de la chair exigé par la ségrégation raciale et territoriale de l’Afrique du Sud, au nom d’un Volk subsumé sous la brillance de l’Afrikanerie. En faisant du Volk Hödlerien un nom de race et tordant ainsi un concept qui désigne « ceux qui statuent ensemble sur ce qui les concernent tous » (1), Cronjé promouvait une micro-théorie du désir que j’ai explorée la dernière fois sous le chef de « proposition-Cronjé », en en montrant la circularité étroite sur fond d’un double régime d’altérité.
D’un côté, se dessinait un Autre de l’Afrikanerie qui permettait à l’idéologue de s’éprouver comme sujet désirant (en s’en faisant le chevalier servant) – et ceci inscrivait l’apartheid dans une eschatologie sous-tendue par une doctrine de l’élection reléguant les communautés soumises et violentées au statut de reliques de l’histoire (mais qu’on ne se prive pas d’exploiter). C’est depuis cet Autre qu’on peut situer l’espace de la transaction fantasmatique opérée par l’idéologue dans la production de l’apartheid.
Mais d’un autre côté, un Autre-corps, l’ « Afrique »-parasite (les guillemets sont importants), signalait le trauma infligé aux corps et aux communautés de ceux qui vivent de l’autre côté de la ligne de ségrégation, dans le long temps de l’histoire coloniale de l’Afrique du Sud, et l’inscription de cette violence dans le projet de l’apartheid. Si l’Autre de l’Afrikaanerie suppose de désavouer la chair des corps racialisés parce qu’ils sont susceptibles d’être désirés, voire sont désirés tout court, l’Autre-corps suppose que l’existence des sujets de ces corps a été démentie - existence qui trouverait notamment à se manifester dans la résistance et la vie des communautés exclues. Or la reconnaissance de ces vies comme telles, comme des vies vécues, impliquerait celle du trauma qui leur a été infligé – ce que l’idéalité de l’Afrikanerie vient donc voiler, sans y parvenir tout à fait.
Mon hypothèse est que ce dépouillement continué de la chair, qui implique et de désavouer la chair de l’autre et de démentir le trauma qu’on lui inflige en le faisant inexister, ce dépouillement, donc, est le motif central qui pousse à délirer la race en acte (par la violence et la cruauté) et dans l’idéologie (par le discours qui légitime la violence). On verra en effet en creusant avec Derek Hook l’hypothèse de la transaction fantasmatique en jeu dans l’idéologie raciste, que la fétichisation de l’Afrikanerie, et le désaveu et le démenti qu’elle implique, si elle recouvre la chair en voilant la violence faite aux corps au nom de l’idéologie, cette fétichisation donc, ne suffit pas à faire barrage à l’obscénité du réel de l’acte qu’elle impose : c’est ce réel que manifeste l’Autre-corps et qui pousse à une surenchère idéologique, opérant un recouvrement qui vise ainsi à faire inexister la chair. On peut se convaincre d’un tel degré de négation de l’autre et d’évidement de la chair si l’on se souvient que Cronjé poursuivait tranquillement sa carrière académique une fois le régime d’apartheid en place avec l’arrivée au pouvoir de DF Malan en 1948, en continuant le programme annoncé dans ses écrits sur l’apartheid et qui l’installait en patriarche, voire en archi-patriarche, des communautés désavouées, notamment en tant que sociologue du Volk Zulu… qu’il naturalise à la manière du taxidermiste.
Je continuerai aujourd’hui d’explorer l’espace de cette transaction fantasmatique dégagée par Coetzee, mais cette fois avec Derek Hook et la traduction qu’il en opère à l’aide de certains concepts et de certaines notions lacaniennes qui permettent de mieux situer la transindividualité dont se soutiendrait l’idéologie. Si Coetzee et Hook ont tous deux repéré à quelle point la constitution fantasmatique de la menace raciale est tout aussi importante que celle de la désirabilité de l’Afrikanerie, il me semble que Derek Hook, qui fait jouer à plein la conceptualité lacanienne de l’altérité, et spécialement le grand Autre, mais en s’interdisant de pluraliser les altérités, s’empêche le repérage de l’Autre-corps. Ceci tient également au fait que, s’il est très attentif aux déploiements du cas par Coetzee, il semble chercher avant tout à donner ses coordonnées lacaniennes à la transindividualité de l’idéologie, en partant de la théorie critique, Žižekienne notamment, plutôt que du cas Cronjé, ce qui l’amène ici à se régler exclusivement sur l’objet du désir de Cronjé, en négligeant la face obscène (et ça, Žižek ne le rate pas, en particulier dans Fragile absolu, ch.6, « Le réel fantasmatique ») que l’apartheid vient légitimer et qui fait retour comme hantise du réel sous la forme de l’Autre-corps. Je garde ici en tête pour l’approcher l’indication d’Hannah Arendt qu’on ne peut rien comprendre au problème Sud-Africain sans la lecture d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad (du point de vue du blanc, donc, la précision est essentielle), je tenterai de vous le montrer à l’aide d’une indication de Catherine Perret sur Robert Antelme, ce qui me permettra de reconsidérer l’hypothèse de la dernière fois, celle d’un Autre-corps qui co-existe avec l’Autre de l’idéologie, non pas au sens d’un l’Autre de l’Autre, mais du réel qui signe l’inconsistance de l’idéologie (en trouant l’Autre de l’idéologie).
Pour rappel, la prémisse de l’argument de Coetzee était une mise en garde contre les théories qui ne tiendraient pas compte du fait que les idéologies politiques succombent elles-mêmes à des formes systématiques de l’irrationalité. Convoquer la psychanalyse à l’intérieur de la théorie critique, en ce sens, c’est refuser l’idée qu’un régime idéologique de configuration des privilèges se soutiendrait de la rationalité des acteurs qui le composent, précisément parce qu’elle avance que le désir et le fantasme sont ce qui donne consistance et stabilité aux point de vue des acteurs sur leur environnement. Dans sa lecture de Cronjé, Coetzee se penchait ainsi sur les vicissitudes du désir de l’idéologue, sous-jacentes à la rationalité gouvernementale de l’apartheid dans le texte de l’idéologie, au point que l’apartheid ait besoin de l’appui, chez cet auteur, d’une micro-théorie du désir qui inscrive au cœur du projet de gouvernement des populations la menace de la « mixture ». La constitution d’une telle menace fantasmatique était source d’une gratification libidinale, l’idéologue s’avançant à mesure de son effort théorique, en chevalier de l’Afrikanerie, objet de désirabilité maximal, « se laissant ainsi posséder par le démon de l’idéologie en même temps qu’il était en train de l’élaborer » (Hook, p.124). Ainsi missionné, Cronjé se devait donc de répondre de l’idéologie qu’il théorisait. D’où une porosité du texte où affleurait son désir « dans un jeu de cache-cache », selon la dynamique répressive du contre-désir, lorsque se montrait son « incapacité à faire face au désir du noir pour le blanc ou du blanc pour le noir », « manifestée par des mouvements d’évasion » (l’obsession pour la crainte de l’émoussement du sentiment de la race), « de dégoût et de déni » (par exemple, vous vous en souvenez peut-être, lorsqu’il intuitionnait la nostalgie de la blancheur chez ce directeur de cinéma marié à une noire et qui affirmait ne plus faire la différence entre noir et blanc), (Coetzee, p.11).
Se posait alors la question centrale qui organise tout l’édifice idéologique de Cronjé : pourquoi il n’y a pas le désir de ne pas désirer la race ? (ibid.) Pourquoi de nombreux blancs ne manifestent-ils pas un désir plus puissant de se séparer des autres races ? En 1945, il pouvait ainsi écrire : « Inconsciemment, un processus graduel de sentiment d’égalité commence à prendre place (… qui résulte) d’une condition d’existence exposée au mélange des sangs » (cité par Hook, p.126). J’avais montré comment, face à l’échec d’une théorie naturaliste du désir pour la ségrégation, dans laquelle il s’était d’abord engagé, Cronjé promouvait une ontique de l’Afrikanerie sous-tendue par l’eschatologie dont l’apartheid serait la réalisation en faisant droit à l’être des Afrikaners dans l’histoire, eschatologie qui réglerait du même coup les tensions interraciales grâce à la ségrégation, par un contrôle du désir (ce désir approchant ce que Fanon pointait comme l’obsession de l’homme blanc pour le noir dans l’espace colonial français de plantation), en soustrayant le noir au regard du blanc, et inversement.
Partant du fait que l’étude de Coetzee, sans avoir à disposition les élaborations lacaniennes sur le grand Autre, permet néanmoins de repérer comment Cronjé se branche sur le désir de l’Autre de l’Apartheid (ce que j’avais dégagé comme « Autre de l’Afrikanerie », donc), Derek Hook reformule de son côté plus généralement la question de l’activité idéologique en se demandant comment des sujets tels que Cronjé peuvent se faire les agents du processus idéologique qui les surdétermine par ailleurs ? Ceci suppose une partition fine entre le sujet et l’Autre qui permette d’articuler l’enchâssement du sujet dans l’Autre de l’idéologie. Il s’agirait ainsi de faire apparaître l’inconscient du sujet individuel sur fond d’une transindividualité conjoncturelle portée par l’Autre (cf. Hook, pp 130-131). Pour le dire très simplement, on peut se demander comment le sujet de l’inconscient se greffe sur l’interpellation raciste, ici portée par les lois de ségrégation qui régulent la vie sociale depuis le 19ème siècle et l’idéologie qui les soutient ?
Voici comment Hook reconstruit d’abord les choses :
Vous remarquerez l’étrangeté du procédé de construction du cas par Derek Hook : il part de certains repérages de Coetzee, énonce les concepts lacaniens qui manquent à Coetzee (le grand Autre de l’Ordre symbolique, pour l’instant, et le sujet de l’inconscient), explique comment ces concepts permettent d’articuler une théorie du désir chez Lacan (le sujet répond au manque dans l’Autre depuis son propre manque), puis les plaque sur le volksgemeenskap d’un côté, sur la circularité étroite de l’effort théorique de Cronjé, de l’autre. Il procède ainsi exactement en sens inverse de l’exercice analytique… Je ne vais donc pas suivre tous les linéaments de son argumentation – qui se livre par ailleurs à d’impressionnantes synthèses théoriques, mais je vais néanmoins tenter de ramasser les deux grandes lignes, tressées entre elles, de son argumentation : sa manière de localiser le transindividuel, d’une part, la façon dont le transindividuel est articulé à la question de la satisfaction dans la transaction fantasmatique qu’intuitionnait Coetzee, d’autre part.
Cronjé est doublement missionné. Si d’un côté, le manque dans l’Autre est signalé par les « criminels traîtres à la race », qu’il s’agit donc de remettre à leur place par un régime de ségrégation totale, il faut également soutenir que « les intérêts du volksgemeenskap » (l’Autre) « l’emportent toujours sur les intérêts personnels ». Autrement dit, la reconnaissance du manque dans l’Autre qui anime l’élaboration idéologique, se mesure à l’aune de l’Afrikanervolk ainsi érigé en idéal – « l’idéal de pureté est au-dessus de tout ». Ceci va inviter Hook à réinscrire le volksgemeenskap et le trouble dans le sang qui est le motif de la circularité de l’effort théorique de Cronjé – où se déploie la subjectivation de son manque – dans la dialectique lacanienne de l’aliénation (à l’Ordre symbolique, au volksgemeenskap instancié par l’Afrikanervolk) et de la séparation (au point de chevauchement des manques). L’enjeu est de dégager l’espace du désir de Cronjé (il ne suffit pas en effet de se contenter de repérer son manque dans le bégaiement idéologique, et vous verrez que se symptôme du bégaiement est indissociable du repérage de l’Autre-corps), et ainsi possiblement la manière dont une idéologie, si radicale, violente et close sur elle-même semble-t-elle, est encore susceptible d’être un lieu d’adresse du désir du sujet.
Pour cela, Hook revient sur la composante structurelle de l’aliénation au désir de l’Autre, qu’il fait équivaloir à « l’Ordre symbolique trans-subjectif », autrement dit la matrice du transindividuel. Le désir de l’Autre (l’Autre comme lieu du transindividuel) se repère en se réglant sur un point d’idéalité reconnu par le sujet et susceptible d’un assentiment collectif – dans la conjoncture pré-apartheid : l’Afrikanervolk. Ce point d’idéalité offre ses coordonnées socio-historiques aux racines identitaires que soutient l’idéologie raciste. L’idéologie de l’apartheid offre ainsi une prise à l’identification symbolique par le prisme de l’unité nationale Afrikaner convoitée. D’où un brouillage de l’agencement structurel de l’idéologie (de la textualité de la conjoncture historique) par son investissement subjectif : si le sujet est symboliquement identifié au désir de l’Autre en se réglant sur l’idéal du nationalisme Afrikaner, alors, comme sujet désirant, il se fait lui-même le vecteur du désir de l’Autre en en promouvant l’objet de désirabilité (l’Afrikanerie chez Cronjé). Ce qui permet à Hook d’affirmer que « les sujets semblent être simultanément surdéterminés par l'idéologie et pourtant posséder suffisamment d’agentivité pour imprimer leur propre subjectivité à cette idéologie » (Hook, p.134). C’est pourquoi le fantasme de Cronjé (l’horreur du mélange des sangs – une menace fantasmatique qui vient contrecarrer le désir pour l’autre race) devient le fantasme soutenu dans l’apartheid par l’idéologie, au nom de l’Afrikanerie. En somme, l’identification symbolique à l’idéal véhiculé par l’idéologie est le point de branchement du sujet qui permet que l’idéologie soit en retour informée, infusée, par le fantasme du sujet, dont le transindividuel se soutient in fine. Tel est l’espace de la transaction fantasmatique en jeu dans l’idéologie dégagée par Hook.
Ainsi, d’une part, toute la fantasmagorie racialiste émanant de l’anthropologie coloniale et du darwinisme social, des théories martiales de la race (si importantes pour Cronjé dans la promotion de l’idée de Volk et qui impulsent son intérêt pour les Zulu, en taxidermiste des Volks dont l’apartheid offrirait l’occasion idéale), tout cet imaginaire colonial relayé dans les romans populaires, tout l’appareil législatif de ségrégation des populations qui préexiste à la mise place du régime d’apartheid, bref, toute cette conjoncture idéologique que Freud place sous le chef du Surmoi culturel se trouve brouillée par l’interpellation du sujet qui en répond avec son fantasme et l’informe en retour. Et d’autre part, parce que l’idéologie ne suffit pas à dire la totalité du monde, parce que les communautés soumises résistent, font la guerre, ont une histoire qui leur est propre, parce que la fierté raciale n’est pas systématique parmi les blancs, il n’y a pas d’identité envisageable entre l’Ordre symbolique et l’idéologie qu’il véhicule.
L’aliénation à l’Ordre symbolique via l’idéologie, via l’identification symbolique au manque dans l’Ordre symbolique que tente de recouvrir l’idéologie en fétichisant l’objet qui répondrait de sa plénitude, cette aliénation est donc simultanément celle qui ouvre à la séparation, qui rend impossible l’identité entre le sujet et l’objet de l’idéologie. C’est pourquoi Hook peut dire que Cronjé, en tentant de congédier, avec l’apartheid, la menace que fait porter la mixture (son désir réprimé pour l’autre race) sur la communauté nationale (volksgemeenskap), offre son propre manque à l’idéologie en faisant briller l’Afrikanerie des insignes de la désirabilité maximale. L’Afrikanerie, qui indexe ainsi l’objet (a) de Cronjé en l’installant au cœur même de l’idéologie, se laisse alors lire comme « cicatrice du chevauchement des manques » qui voile l’incomplétude de l’Autre et la division subjective d’un même mouvement : celui de la traque de l’Afrikanerie, porteuse de l’illusion d’une plénitude à venir (p. 136), plénitude promue par cette doctrine de l’élection qui sous-tend l’apartheid et l’eschatologie qu’elle est censée réaliser, de la même manière que les peuples non encore souillés par la promiscuité sexuelle auraient une chance, avec l’apartheid, de se réaliser pleinement dans leur infériorité, infériorité ontologique que l’œil scrutateur de l’entomologiste Cronjé s’attellera à découper (il s’agit d’une découpe du visible) tout au long de sa carrière académique.
Si l’Ordre symbolique est le lieu du transindividuel, on envisage désormais qu’on ne peut parler de transindividualité qu’à condition de postuler l’interpellation des sujets de cette transindividualité par l’idéologie qui en dessine l’idéalité, en signant du même coup l’incomplétude de l’Autre. Ainsi « virtualisé par les sujets » (Žižek, cité par Hook p. 138) dans l’interpellation, l’Autre devient un moyen de faire sens face à « l’opaque ensemble des relations sociales », mais dans une perspective surmoïque, qui exige sa réponse (ici : « faire droit à l’Afrikanerie »). Les sujets lui sont aliénés sous la forme de l’aliénation transindividuelle au réseau de croyances et de valeurs idéologiques, mais on ne peut vraiment la qualifier de transindividuelle que parce qu’elle est réifiée dans l’identification symbolique, par l’assentiment de la communauté de ceux qui souscrivent à la race. Un tel assentiment, parce qu’il est exclusif des autres (de ceux qui n’y souscrivent pas – ceux du partage racial au premier chef, mais en même temps des blancs qui objectent à la race), un tel assentiment signe du même coup la non coïncidence de l’Ordre symbolique et de l’idéologie : bien plutôt désigne-t-il avec l’idéal, la « fonction sociale et idéologique » qui offre ses coordonnées politiques à l’identification dans la psychanalyse – si le sujet est mandaté par l’Autre, c’est d’abord à travers l’idéal que soutient l’idéologie à laquelle il consent via l’identification symbolique (Miller cité par Zizek in Métastases du jouir, Flammarion, 1994, p.37). Voilà donc le sujet mandaté pour répondre de la consistance unitaire qui clarifie avec la race cette opacité des relations sociales – et on se souviendra de l’insistance d’Édouard Glissant à convoquer les opacités pour déjouer la mise en acte d’une telle identification dans l’espace de la colonie de plantation, où l’Autre colonial est hérité comme pur regard.
L’identification symbolique, les sujets la soutienne en retour par le branchement de leur fantasme qui tente de répondre du manque dans l’Autre depuis l’idéalité de l’idéologie : ce branchement suppose l’extraction de ce que Žižek nomme « l’objet sublime de l’idéologie » (cf. Ils ne savent pas ce qu’il font, Paris, PUF, 2016 – 1ère ed. 1990) - l’Afrikanerie, toujours, chez Cronjé qui, sous couvert du désir réprimé pour l’autre race, réussit à transindividualiser son objet (a), à faire qu’il se loge dans le texte même de l’idéologie tout en étant le produit de sa subjectivité inconsciente. On peut donc en conclure que c’est dans le mouvement de cette transaction fantasmatique que l’idéologie se déploie comme espace transindividuel (alors que l’identification symbolique a donné le la de la transindividualité en mandatant le sujet pour la communauté), espace qui semble ouvrir à un double régime de gratification, un régime de désir et un régime de jouissance : d’un côté, la culture portée par l’idéologie raciste est élevée à la plus haute brillance phallique par le fantasme et vectorise ainsi le désir (Cronjé s’en fait le chevalier), mais elle permet en même temps la gratification de la haine elle-même, légitimée par l’État, et ainsi de jouir de l’idéologie. Or cette haine, j’avais montré la dernière fois qu’elle n’était pas seulement vectorisée par l’objet, qu’elle se déployait depuis la présence d’une altérité informe, insaisissable, cet Autre-corps qui se signalait chez Cronjé par l’indifférenciation de l’intrus et du suintement de « l’Afrique » (Coetzee, p. 20), au point que le texte de l’idéologie se mettait à dérailler complétement sans qu’on ne puisse plus rien localiser de ce qui s’énonçait d’abord comme menace fantasmatique de la mixture. D’un côté donc, haïr l’autre, c’est servir le bien commun (l’Afrikanerie) : on jouit de cette gratification idéologique. De l’autre, la fantasme idéologique produit un reste : le réel de l’acte auquel invite le fantasme, mais qui du même mouvement se désolidarise du fantasme et de l’objet du fantasme. L’Autre-corps en est la manifestation, comme une réponse imaginaire et qui prolifère, en déchaînant la surenchère idéologique et une jouissance qui excède le bien commun visé initialement dans l’idéologie.
Un indice de cet excès qui pousse à la radicalisation de l’idéologie tout en la débordant, et mène à délirer toujours plus loin le soutènement de la race (témoin le Dr. La mort, Wouter Basson) m’a été proposé la dernière fois par Catherine Perret. Elle en traite dans son livre L’enseignement de la torture, réflexions sur Jean Améry (op. cit.), dans un passage (L’humidité de l’œil : la faculté de juger) où elle commente un propos de Robert Antelme dans L’Espèce humaine :
« Surtout, dit-il, il ne faut pas rencontrer le regard du SS. L’humidité de l’œil, la faculté de juger, c’est ça qui donne envie de tuer. Il faut être lisse, terne, déjà inerte. Chacun porte ses yeux comme un danger » (Antelme, p.241, cité P.186). « Le SS ne peut pas, commente-t-elle « sentir » ça, le regard, le jugement et, pire que tout, ce jugement affleurant à la surface de la peau. (…) C’est le signe que la « vie » lui échappe, la vie comme instance de choix et d’abstention, la vie comme entrave antérieure à toute résistance consciente, régulant le jeu des pulsions, dirait Freud, réglant le rapport entre les facultés, dirait Kant, comme s’ils avaient repéré l’un et l’autre le même effet d’une solidarité de soi à soi qui défend le vivant parlant de l’extase, qu’elle soit passionnelle ou rationnelle (p. 187) ».
J’espère que Catherine me pardonnera de ne pas entreprendre maintenant un dialogue avec son beau texte, dont je vous propose néanmoins aujourd’hui le point de branchement avec notre affaire.
Cet extrait nous invite en effet à penser que c’est bien « l’humidité de l’œil » qui est visée dans l’assèchement de l’autre que suppose la naturalisation du Volk par Cronjé, ce que j’avais nommé en introduction un « dépouillement continué de la chair ». Que l’exercice du jugement se manifeste là où « l’objet sublime de l’idéologie » impose de le faire taire en l’asséchant dans les coordonnées du jugement idéologique, et le surmoi de l’idéologue se déchaine dans une surenchère bègue du texte de l’idéologie (la prolifération du préfixe Afrikaner-), auquel seule l’exigence la plus radicale pourra mettre un terme – par la réduction au silence. Catherine Perret montre comment, dans les camps, des stratégies de ritualisation minimales ont permis à certains de ne pas consentir à la non-vie dans la mort – les manières de mourir ne s’équivalent pas, dit-elle. L’humidité de l’œil, la résistance de la vie, mais à l’occasion de chaque vie, la résistance de ce qui ne se laisse pas réduire dans la masse du Volk, tel est le nom du parasite qui ne cesse pas de hanter l’idéologie raciste élevée en principe de gouvernement : l’humidité de l’œil, qui est donc toujours nécessairement l’humidité d’un œil, ne peut pas ne pas parasiter la transindividualité idéologique, elle la parasite comme regard, comme témoin du réel de l’acte porté par le fantasme idéologique (le dépouillement, l’évidemment de la chair dans la naturalisation). Vous voyez que ce qui déchaine le surmoi du sujet de l’idéologie, des sujets qui ont consenti, via l’identification symbolique, à brancher leur fantasme sur le fantasme idéologique, au point de leur indistinction, ce n’est pas le parasite idéologique (hypothèse Coetzee, hypothèse Hook), c’est le parasite que constitue le réel de l’idéologie et que vient indexer l’humidité de l’œil. L’Autre-corps est la réponse à l’humidité de l’œil, la réponse qui rend bègue le sujet de l’idéologie – et Cronjé en premier.
Voici donc le cœur et la fécondité de l’intuition d’Hannah Arendt qu’Au cœur des ténèbres de Conrad est « l’ouvrage qui peut le mieux nous éclairer sur l’expérience de la race en Afrique » (cf. « Race et bureaucratie », L’impérialisme. Les origines du totalitarisme, tome 2) : « La race fut la réponse des Boers à l’accablante monstruosité de l’Afrique – tout un continent peuplé et surpeuplé de sauvages –, l’explication de la folie qui les saisit et les illumina comme « l’éclair dans un ciel serein : « Exterminez toutes les brutes » (Kurtz). Cette réponse conduisit aux massacres les plus terribles de l’histoire récente… » (p. 451 de l’édition Quarto). On peut alors lire tout le volume L’impérialisme comme une interprétation du geste littéraire de Conrad : la race comme réponse à la manifestation de l’Autre corps dans l’expansion impérialiste (ce qui n’en fait pas à proprement parler un livre d’histoire), là où Conrad produit la figure de Kurtz comme monstruosité mythique de cette réponse (« Exterminez toutes ces brutes ! » est le post-scriptum de Kurtz à son rapport pour la « Société internationale pour l’abolition des mœurs sauvages »). Conrad-Marlow en avait repéré l’interpellation (qui arrive dans le récit juste après le post-scriptum), face à la mort de son homme de barre : « ça vous paraîtra peut-être extraordinaire, ce regret éprouvé pour un sauvage qui n’avait pas plus d’importance qu’un grain de sable dans un noir Sahara. Eh bien, vous ne saisissez donc pas, il avait fait quelque chose, il avait tenu la barre ; pendant des mois, je l’avais eu derrière moi – comme un aide – un instrument. C’était une manière d’association. Il tenait la barre pour moi – je devais l’avoir à l’œil, ses insuffisances me donnaient du tracas, et ainsi s’était créé un lien subtil, dont je ne pris conscience que lorsqu’il se trouva soudain rompu. Et l’intime profondeur du regard qu’il me lança quand il reçut sa blessure est encore présente à ma mémoire – comme le droit de se réclamer d’une lointaine parenté affirmée à un moment suprême » (p.111, ed. « L’imaginaire », Gallimard).
Alors se laisse lire, par l’envers, le geste cinématographique de Raoul Peck. En choisissant dans sa grande fresque, Exterminez toutes ces brutes (ARTE/HBO, 2021) d’être présent à son propre film (comme narrateur, avec des photos et des films d’archive de la famille Peck), il fait valoir une vie, surgie ainsi comme l’humidité de l’œil face à la répétition de l’histoire, et fait sienne l’indication d’Arendt. En plaçant sous l’insigne de la folie de Kurtz le spectre génocidaire qui traverse avec constance toute l’histoire de l’impérialisme occidental, l’effet unheimlich de la récurrence des acteurs au sein des différents espaces coloniaux représentés dans le film est désormais susceptible d’interprétation, si l’on relève cette récurrence comme l’indice du bégaiement fondamental de l’idéologie dans le génocide, forme ultime du déchaînement du surmoi face à la présence de l’Autre-corps.
Par Boris CHAFFEL, le 12 mars 2022
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