16 septembre 2023

Malika Mansouri, Voix d’adolescents 2005 / 2023, retour sur les soulèvements de juillet

Malika Mansouri, Elias Jabre

Suite aux émeutes de juillet 2023 provoquées par la mort de Nahel Merzouk à Nanterre, nous avons souhaité inviter Malika Mansouri, pour parler de son livre Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone, Voix d’adolescents sur les émeutes de 2005 (PUF, 2013), qui offre une des rares analyses permettant de comprendre les événements en donnant la voix à ceux qui ne sont pas entendus. Malika Mansouri, en parlant des émeutes qui eurent lieu en 2005 en mêlant histoire, psychanalyse et politique, nous éclaire sur celles de juillet 2023. Faute de voix pour les représenter alors, elle a voulu donner la parole à ces jeunes révoltés. En 2005, un tel soulèvement n’était déjà pas exceptionnel (p.7), si ce n’est par son ampleur nationale et sa durée (trois semaines) : on peut ainsi remonter aux années 70 pour en faire la généalogie.

Si en 2005, Bouna Traoré et Zyed Benna à Clichy-sous-Bois, poursuivis par la police, meurent électrocutés en se réfugiant dans un transformateur EDF, Nahel est tué par un tir de policier à Nanterre lors d’un contrôle routier en 2023. À chaque fois, la police tue un jeune, et lorsqu’il y a médiatisation, en l’occurrence ici l’événement a été filmé, l’identification à la victime se répand comme une trainée de poudre et enflamme les quartiers. Des jeunes s’en prennent alors à leur environnement ou aux services publics, comme s’ils ne pouvaient pas investir les équipements collectifs qui pourtant leur servent au cœur même des territoires où ils vivent. La répétition de ces événements viendrait en partie d’une mémoire d’un passé colonial qui n’oublie pas et qui cherche à s’inscrire, et Mansouri fait référence à Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière dans leur Histoire des traumas. La folie des guerres (Paris, Stock, 2006) : « Inaccessible à la pensée et au langage, un indicible passé insiste à vouloir se montrer » (p. 17) par des émotions en place du « dire », quand le déni des violences de l’histoire enfermerait ces adolescents dans un savoir insu, où, étrangement, la violence elle-même du passé devient le sujet de ce qui insiste dans l’espace public, avant de pouvoir être assumable par les sujet qui se soulèvent. Amir témoigne qu’il n’a pas pu se contrôler, quelque chose de plus fort que lui l’a poussé à se joindre au mouvement (p.74). Younes (p. 91), lui, raconte le rapport aux policiers qui les regardent « mais ne voient personne », et c’est un meurtre symbolique de leur être intime par la façon d’être considérés comme un seul ennemi morcelé en une multitude de fragments (p. 134, 135). Ce trauma à répétition qui perdure « après » les colonies passe par le regard de l’autre, une force de frappe (h)ontologique, à reprendre le mot de Lacan (p. 137). Tarik, lui, évoque une incohérence de contexte, le sentiment de vivre une guerre du présent alors qu’elle serait une guerre du passé (p. 83). 

Citant Benjamin Stora et Abdelmalek Sayad (p. 50), Malika Mansouri décrit le double clivage de ces adolescents, autant étrangers à leur pays, la France, qu’à leurs parents. Ils ne seraient pas tant les rejetons de ces derniers que le produit de la migration, leur naissance étant de l’ordre d’une expulsion où ils incarnent l’extraterritorialité, leurs mères les livrant à un espace national dont elles seraient exclues (p. 69). Par exemple, Bilal fait référence à un match de réconciliation France-Algérie au Stade de France en laissant entendre que le 93 n’est pas en France : « Si on habitait en France ou à Paris, jamais on n’aurait sifflé la Marseillaise ! ». Si certains refusent même d’être appelés français dans une posture de défi (p. 64), d’autres revendiquent comme Farid être français pour ne pas être laissés de côté, ni traités comme leurs parents (p. 72). Il y a ainsi rupture de généalogie avec la mère et son monde, sans compter le silence intrafamilial sur une histoire traumatique, bref un fossé de générations rempli de fantômes (pp.152-153). Pourtant, il y a aujourd’hui une génération de plus chez les révoltés de juillet. Leurs parents n’ont pas quitté leur pays après la décolonisation, leurs parents sont nés « français » en France. Y aurait-il un durcissement par rapport à ces jeunes évoqués dans le livre qui doivent avoir aujourd’hui entre 35 et 40 ans ? Peut-être faudrait-il faire une nouvelle enquête ?

Mais on peut déjà dire que l’atmosphère a changé. En 2005, le Président Chirac avait eu un message inquiet par et pour cette jeunesse qu’il considérait déboussolée mais où, s’il pointait comme le font les politiques actuels, la responsabilité des familles, il ajoutait que ces jeunes étaient fils et filles de la République et devaient être fiers d’appartenir à une Nation qui fait siens les principes d’égalité et de solidarité en luttant contre les discriminations. Aujourd’hui, après Charlie et le Bataclan, et avec la montée de l’extrême droite en France, mais encore dans toute l’Europe, il n’a pas été question pour le gouvernement de s’interroger sur le désarroi de cette jeunesse. La tendance serait-elle à la simple radicalisation, alors que des discussions se déchainent dans l’opinion et dans l’université sur le « décolonial » qui est devenu un sujet majeur ? Au point d’avoir vu passer un peu rapidement un Ministre de l’éducation, Pap Ndiaye, que l’auteure connaît pour lui avoir présenté son manuscrit, comme on le lit dans ses remerciements, et qu’elle cite (p. 141) au sujet de son ouvrage La condition noire, essai sur une minorité française (Paris, Calmann-Lévy, 2008). Si le président Macron a tenté un coup, avec sa nomination, pour se démarquer de l’extrême droite avant de se raviser, on a le sentiment malgré tout que le courant décolonial a frayé ces dernières années un autre espace de discussion et de parole. 

Son livre permet d’entendre ces voix si peu représentées, et celle-ci ne manque pas d’insister sur la nécessité de traiter les enfants des banlieues comme des Français sans avoir à convoquer contre eux et constamment l’origine supposée de leur parents, grands-parents ou arrière-grands-parents. Comment ne pas y souscrire ? Mais cela ne nécessite-t-il pas un travail de fond qui relèverait d’une sorte de « révolution psychique » ? En effet, la logique de l’État national ne reproduit-elle pas un mouvement de rassemblement du « peuple » quasi mécanique et homogénéisant, et donc excluant ? Comment transformer ce jeu identificatoire, si ce n’est en encourageant le fait de raconter une multiplicité d’histoires entremêlées, notamment cette histoire coloniale qui entretient le déni des violences ? Certains jeunes ne comprennent pas pourquoi les français ont quitté l’Algérie en la laissant en ruine, comme Aziz (p.65 & 156), ou Karim (p.158) qui déplore la situation économique de ce pays en se disant que les français auraient dû rester, les algériens voulant moins l’indépendance, selon lui, que l’égalité de droits. Cela rejoint les préoccupations du philosophe franco-algérien Jacques Derrida, mort il y a vingt ans, qui espérait une autre solution, avant que les choses ne s’enveniment jusqu’à rendre l’indépendance aussi nécessaire qu’inéluctable. Pour autant, il précisait dans Le Monolinguisme de l’autre (Paris, Galilée, 1996), « Être franco-maghrébin, l’être “comme moi”, ce n’est pas, pas surtout, surtout pas, un surcroît ou une richesse d’identités, d’attributs ou de noms. Cela trahirait, plutôt, d’abord, un trouble de l’identité ». Ce trouble, cette fissure partagée par tous à l’heure de la mondialisation où les histoires mêlent des géographies éparses, est aujourd’hui le lot commun. Combien sommes-nous à avoir « intégré » ce trouble comme une ouverture sans le considérer comme ce qu’il faudrait déplorer et réparer ? Sauf que cette ouverture peine à s’actualiser dans le paysage, faute d’institutions, ni de vision en mesure d’accueillir un changement si profond. N’est-ce pas l’enjeu du politique actuellement où la psychanalyse aurait un autre rôle à jouer ? Si l’on repense à la rupture entre la France et l’Algérie, celle-ci a amené à un mouvement contradictoire qui entraîne un double clivage, beaucoup d’algériens ayant lutté pour l’indépendance devant finalement venir travailler en France, quand l’Algérie et la France sont devenus deux États nation « séparés ». Résultat, d’un côté, les enfants et petits-enfants d’algériens français vivent dans des enclaves en France (où par exemple on n’enseigne pas suffisamment l’arabe - ni les langues africaines - à l’école, quand des pouvoirs religieux s’accaparent la langue) ; et de l’autre, certains politiques cherchent aujourd’hui à se débarrasser du reste de statut exceptionnel des ressortissants algériens en France pour en faire un pays étranger extra-européen comme un autre. En parallèle, et contre la France, le pouvoir en Algérie veut substituer à grande vitesse l’anglais au français dans l’enseignement suscitant un mouvement de résistance au sein des universités. Ce qui n’est pas sans résonner avec le Niger, le Mali et le Burkina Faso qui mettent la France à la porte pour en finir avec son influence. Il était impossible à l’époque d’éviter la séparation avec l’Algérie, et la rupture entre ces États africains et la France délie sans doute les restes d’une histoire coloniale. Peut-être, est-il maintenant possible d’accueillir d’autres histoires, d’autres bordures et d’autres espaces communicants par un nouveau pli politique, ce « trouble de l’identité » qui entretient tout autant un inextinguible mal de souveraineté en regonflant le fantasme de rassemblement, un pli qui attend peut-être d’être mis en jeu dans de nouvelles créations institutionnelles post et multi-identitaires. Un enjeu qui se fait malgré l’État, comme en dehors et au-delà de sa structure, mais aussi paradoxalement avec l’État qui nous porte avec ses institutions.

Elias Jabre le 16 septembre 2023

Bibliographie :

Malika Mansouri, Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone, Voix d’adolescents sur les émeutes de 2005 (Paris, PUF, 2013).

Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Histoire des traumas. La folie des guerres (Paris, Stock, 2006).

Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre (Paris, Galilée, 1996).

Pap Ndiaye, La condition noire, essai sur une minorité française (Paris, Calmann-Lévy, 2008)

Cliquez sur le lien Soundcloud ci-dessous pour accéder à l’enregistrement de cette séance de rentrée avecMalika Mansouri, où la discussion se déployait encore sur le vif du soulèvement de juillet.

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