08 mars 2023

Séminaire "Décoloniser l'inconscient" 2022-23

Frédéric Baitinger

Année deux :
Créoliser l’inconscient

(2022-2023)

“La créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation “s’intervalorisent”, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de dégradation ou de diminution de l’être, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, dans ce contact et dans ce mélange. Et pourquoi la créolisation et pas le métissage ? Parce que la créolisation est imprévisible alors que l’on pourrait calculer les effets d’un métissage. On peut calculer les effets d’un métissage de plantes par boutures ou d’animaux par croisements, on peut calculer que des pois rouges et des pois blancs mélangés par greffe vous donneront à telle génération ceci, à telle génération cela. Mais la créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité.” 

Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers.

Description générale du séminaire

A l’heure où les débats font rage, dans les milieux psy, autour de “la” question transe, et de la montée en puissance, en France, des études critiques (sur le genre, la race, le handicap, etc.) venue des Etats-Unis, ce séminaire voudrait adopter une démarche plus “constructive” en se donnant pour titre l’expression “créoliser l’inconscient” ; expression qui — je me plais à l’imaginer — aurait pu être le titre du livre que projetaient d’écrire ensemble le psychanalyste-philosophe Félix Guattari, penseur avec Gilles Deleuze de la schizoanalyse et de l’écosophie, et le poète-philosophe Edouard Glissant, penseur de la créolisation et de la Relation. 

Non pas, bien sûr, qu’il faille entendre cette expression comme une sorte d’impératif catégorique décolonial, présupposant par là que le verbe “créoliser” pourrait fonctionner comme l’anti-dote parfait pouvant nous permettre de penser l’envers du processus colonial. Edouard Glissant fut d’ailleurs le premier à mettre en garde ses lecteurs contre une telle tentation. Car les processus de créolisation, à la différences des processus de métissage ou d’hybridation, sont de ceux qui ne peuvent faire l’objet d’aucun savoir, d’aucune formalisation. A l’inverse, Glissant définit la créolisation comme la mise en relation d’éléments divers ayant pour résultat la formation imprévisible d’éléments nouveaux dépassant la simple synthèse des éléments constituants. En ce sens l’expression “créoliser l’inconscient” renvoie d’abord à l’idée que si l’hypothèse de l’inconscient est née dans un contexte hétéro-patriarcal et colonial qui permettait d’en élaborer un modèle hégémonique, ce modèle se doit maintenant d’être repensé et pluralisé à partir d’une approche nouvelle de la rencontre des cultures (et par implication de la politique et de l’identité) ; approche qui serait ouverte sur l’imprévisible, sur la non-clôture, sur la Relation, sur le Tout-Monde. 

Car qui oserait encore défendre l’idée que les subjectivités contemporaines n’appartiennent qu’à une seule culture, qu’à une seule langue, qu’à un seul territoire ? Alors même qu’il est devenu évident qu’elles sont toutes faites d’éléments hétérogènes que ni le complexe d’Oedipe, ni l’ordre symbolique de Lacan, ne peuvent prétendre ramener à une forme quelconque d’unité. Admettons-le une bonne fois pour toute : nous vivons à l’époque des subjectivités nomades, toutes entières traversées par des dispositifs sémiotiques et machiniques (algorithmes, réseaux sociaux, etc.) qui sans cesse les arraisonnent, les pistent, les contrôlent, les norment, les interpellent, les prennent à parti, les humilies, les réduisent à des séries de chiffre… Epoque de désorientation, de confusion, de mélanges, qui ne correspond plus à l’époque victorienne de Freud, ni non plus aux trente glorieuses de Lacan, mais qui en revanche correspond pleinement à celle qu’avaient pressentie Guattari et Gilles Deleuze dans L’anti-Oedipe (1972) et dans Milles Plateau (1980), et qui correspond plus encore à celle qu’a parfaitement décrite et problématisée Glissant dans ses oeuvres théoriques, poétiques et littéraires.

Qui, en effet, mieux qu’eux, a essayé de nous faire virer de cap tout en nous donnant les outils théoriques et poétiques pouvant nous permettre de penser autrement notre rapport au monde, à sa pluralité, à sa fragilité, à sa beauté, à sa démesure…. ? Qui nous a proposé de repenser notre condition d’homme au-delà de la notion, désormais galvaudé, de progrès scientifique et technique ? Qui, mieux qu’eux, nous a permis de comprendre que cette idée restreinte du progrès, bien loin d’apporter à tous les peuples du monde le bonheur consumériste des classes moyennes occidentales et blanches, n’a fait, en réalité, qu’étendre et légitimer l’extension violente du modèle de reptation capitaliste des ressources du monde, ainsi que le modèle de subjectivité qui le sous-tend ? 

Et voilà maintenant que la terre, que Gaïa, suffoque ; que les peuples s’entre-déchirent, que les démocraties libérales s’épuisent, que le rêve d’une fin radieuse de l’histoire se dissipe et laisse voir ce qui en faisait l’envers. A savoir : le déni, pour ne pas dire l’odieux démenti des catastrophes climatiques, écologiques, économiques et humanitaires qui l’accompagne. 

Description des séminaires :

Séminaire Un : “Le monde entier se créolise” (Glissant, Guattari, Deleuze) — 9 novembre 2022, 18h-20h.

Avec Edouard Glissant. Revue Chimères. #90, Edition Erès, 2016. 

Dosse, François. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Biographie croisée. Paris, Edition la découverte, 2009.

Leupin, Alexandre. Edouard Glissant, Philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde. Paris, Edition Herman, 2016.  

— & Edouard Glissant. L’entretien monde. Saint-Denis, PUV, 2018.

Malea, Buata B. Edouard Glissant. Du poète au penseur. Paris, Edition Herman, 2020. 

Ménil, Alain. Les voies de la créolisation. Essai sur Edouard Glissant. Paris, De l’incidence éditeur, 2011.

“La thèse que je défendrai auprès de vous et que le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des erreurs irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire - sans qu’on soit utopiste, ou plutôt, en acceptant de l’être - que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinent depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles.” 

Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers.

Mots clés : Identité, Créolisation, Chaos-monde, Tout-Monde, Divers, Digenèse, Archipel, Rhizome, Multiplicités, Mouvements de territorisalisation / deterritorialisation, etc.

Dans cette séance introductive, je présenterai la problématique générale du cours à partir de la  célèbre formule d’Edouard Glissant “Le monde entier se créolise” ; formule qui nous permettra de réfléchir sur la manière dont les cultures du mondes sont aujourd’hui mises en contact “de manière foudroyante et absolument consciente”, quand bien même cette mise en contact se double d’une nouvelle tentation de replis identitaire. Cette tension (entre ouverture et repli) nous conduira à nous demander pourquoi les humanités d’aujourd’hui, tout comme celles d’hier, continuent à croire que “l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est excluante de l’identité de tous les autres êtres possibles” (Deleuze & Guattari). Car c’est sur le fond d’une telle croyance que le terme de créolisation introduit par Glissant prend son sens, puisque celui-ci ouvre sur une redéfinition de l’identité entendue comme multiplicité ouverte, c’est-à-dire comme identité enracinée dans de multiples filiations (Digenèse), dans de multiples territoires (Archipel), dans de multiples cultures (Divers). Créolisation qui donne donc aux concepts philosophiques et psychanalytiques forgés par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Oedipe et Milles Plateaux une portée décoliniale nouvelle, et notamment aux concepts de rhizome, d’agencement, de plans de consistance, d'autopoësis, d’intensité ontologique, de mouvements de territorisalisation / deterritorialisation, etc.

Séminaire deux : “On a l’inconscient qu’on mérite !” (Deleuze & Guattari I) — 7 décembre 2022, 18h-20h.

Deleuze, Gilles & Felix Guattari. L’anti-Oedipe : Capitalisme et schizophrénie. Paris, Edition de Minuit. 1972.

Dosse, François. Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée. Paris, Edition La découverte. 2007. 

Guattari, Felix. L’inconscient machinique : essais de schyzo-analyse. Paris, Edition Recherches, 1979.

Concepts clés : Subjectivation, Inconscient, complexe d’Oedipe, familialisme, capitalisme, inconscient machinique, etc. 

“On a l’inconscient qu’on mérite ! Et je dois avouer que celui des psychanalystes structuralistes me convient encore moins que celui des freudiens, des jungiens, des reichiens ! L’inconscient je le verrais plutôt comme quelque chose qui trainerait un peu partout autour de nous, aussi bien dans les gestes, les objets quotidiens, qu’à la télé, dans l’air du temps, et même surtout, dans les grands problèmes de l’heure. (Je pense, par exemple, à cette question du “choix de société” qui refait invariablement surface lors de chaque campagne électorale.) Donc un inconscient travaillant aussi bien à l’intérieur des individus, dans leur façon de percevoir le monde, de vivre leur corps, leur territoire, leur sexe, qu’à l’intérieur du couple, de la famille, de l’école, du quartier, des usines, des stades, des universités… Autrement dit pas un inconscient de spécialiste de l’inconscient, pas un inconscient cristallisé dans le passé, mais au contraire, tourné vers l’avenir, un inconscient dont le trame ne serait autre que le possible lui-même, le possible à fleur de langage, mais aussi le possible à fleur de peau, à fleur de socius, à fleur de cosmos…” 

Félix Guattari, L’inconscient machinique.

Dans cette deuxième séance, nous nous proposerons de présenter plus en détails les racines guattaro-deleuzienne de la pensée glissantienne en revenant, d’abord, sur la manière dont se sont rencontrés Gilles Deleuze et Félix Guattari et, plus particulièrement, sur ce qui conduisit ces deux hommes, qu’à priori rien ne destinait à travailler ensemble, à former l’un des couples philosophiques les plus détonnant qui soit ; couple qui auraient pu faire de la définition glissantienne de la créolisation “je change, par échanger avec l’autre, sans me perdre pourtant ou me dénaturer” la devise même de la compagnonnage. Cette ouverture théorético-biographique nous conduira ensuite à présenter la double tâche que Deleuze et Guattari se sont donnés dans L’anti-Oedipe : produire une critique du familialisme oedipien qui enclos la définition de l’inconscient psychanalytique dans les coordonnées de la société bourgeoise et patriarcale blanche ; et proposer, ensuite, une nouvelle définition de l’inconscient qui puisse être mobilisée contre le capitalisme et ses modes de représentations et de globalisation. Ce faisant, il s’agira d’éclairer d’un jour nouveaux les enjeux que pose la mondialisation dès l’instant qu’on ne la voit plus seulement comme un processus d’expansion du modèle capitaliste à l’ensemble du monde, mais comme un processus de subjectivitation qui s’est progressivement répandu sur l’ensemble du monde civilisé, et qui maintenant met en péril le système terre lui-même. 

Schreber, Artaud, Glissant ? 

Intervenant : Loreline Courret, Quentin Mur

Quentin Mur

Titre de l’intervention : Forclusion et Machine(s) de l'inconscient racial.

Bio : Quentin MUR est philosophe et traducteur de sciences humaines et sociales (Elizabeth POVINELLI, Julio CORTAZAR, Nick LAND...). Il vient de rendre une thèse intitulée : Signes, Territoires, Subjectivités : Une nomosophia à l'université Paris 8 sous la direction de Guillaume SIBERTIN-BLANC et de Patrice MANIGLIER. Ses travaux portent aux croisements de la philosophie, la psychanalyse, l'économie politique, l'anthropologie, la littérature et le cinéma.  Actuellement en préparation d'un post-doctorat, ses dernières recherches se concentrent sur les effets post-coloniaux des pratiques perceptives cinématographiques et leurs effets politiques et cognitifs.

Loreline Courret

Titre de l’intervention : Les formations littéraires de l'inconscient: Deleuze, Guattari, Glissant.

Bio : Loreline Courret est docteure en philosophie de l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Elle conduit ses recherches au sein du Laboratoire d’études et de recherches sur les Logiques Contemporaines de la Philosophie en esthétique contemporaine, notamment sur les rapports de la clinique et de l’écriture littéraire. Elle travaille actuellement à une version publiée de sa thèse « Quantifier l’écriture : recherche sur l’anthropologie littéraire de Gilles Deleuze et de Félix Guattari ».

Séminaire trois : “L’universel abstrait nous défigure” (avec Livio Boni) — 8 février, 18h-20h.

Glissant, Edouard. Soleil de la conscience. Poétique I. Paris, Gallimard, 1956.

—. L’intention poétique. Poétique II. Paris, Gallimard, 1969

—. Le discours antillais ; Paris, Edition Folio-Gallimard, 1981.

—. La case du commandeur. Paris, Gallimard, 1981.

Fonkoua, Romuald. “Une psychiatrie aux Antilles”, dans. Essai sur une mesure du monde au XX siècle. Edouard Glissant. Paris, Edition Honoré Champion, 2002.

“La situation de la Martinique imposerait presque le soucis d’aborder ce réel sous l’angle d’une sorte de psychanalyse “globale”. On pourrait avancer ici l’idée d’une “morbidité générale” qui résulterait du processus historique de la formation de la collectivité, ainsi que des modalités originelles de son système économique” (…) “Ce que j’appelle la “morbidité générale” de la situation recevrait donc un début d’éclairage à partir de cette vue trop rapide du caractère de peuplement des Antilles : déracinement des arrivants, irresponsabilité technique, absence de médiation réelle avec le milieu. Les nombreuses révoltes populaires, seules susceptibles de traverser ces aspects négatifs, n’auront jamais pu, pour des causes diverses, (manque de perspective, petitesse du pays, trahison des élites), changer la situation.” 

Edouard Glissant, Discours antillais.

Concepts clés : Créolité, Identité, “Morbidité générale”, Créolisation, Archipel, rhizome, etc.

Cette troisième séance fera retour à Edouard Glissant en prenant pour fil conducteur la notion de créolité tel que le poète du Tout-Monde l’interroge dans son Discours antillais. Car avant d’être porteur d’un quelconque souffle poétique, le terme de créolité est d’abord un terme qui renvoie, pour Glissant, à un “état de morbidité générale” du peuple antillais, c’est-à-dire un état dans lequel toute une population semble souffrir de troubles psychiques et langagiers dans l’exacte mesure où cette population ne peut ni se référer à un passé commun, ni à une langue ou une culture qui en serait comme la trace actuelle et authentique. Morbidité que Glissant explore également dans ses premiers romans qui mettent en scène la question de la filiation, des origines. Dans le Case du commandeur, par exemple, ce que les personnages dits “fous” délirent, ce n’est pas tant le triangle oedipiens, que le trou béant de l’histoire de leur lignée qui leur a été volée, autrement dit le gouffre béant dans lequel leur filiation est venue se perdre. Et ce sera en vue de dépasser cet état de morbidité général que Glissant s’efforcera ensuite, dans toute la deuxième partie de son oeuvre, de replacer les Antilles dans la mer des Caraïbes, de manière à en faire une entité géoculturelle ainsi qu’une nouvelle matrice poétique pour une identité sans racine unique ; une identité rhizome qui permette de repenser les rapports entre l’Un et le multiplie, et par implication les rapports entre universel et particulier, attention donné aux détails et Tout-Monde. 

Intervenant : Livio Boni

Titre de l’intervention : Comment la psychanalyse a-t-elle rencontré la question coloniale ? Jalon historiques et analytiques.

Bio : Livio Boni est philosophe, docteur en psychopathologie et psychanalyse de l'université Paris VII-Denis Diderot, psychologue clinicien et psychanalyste, il est également directeur de programme au Collège International de Philosophie. Ses travaux portent sur la géo-histoire de la psychanalyse et sur la ville comme champ psychique. Il est notamment l’auteur de L'Inde de la psychanalyse, de Freud et la question archéologique et, avec Guillaume Sibertin-Blanc, de La Ville inconsciente. Il est aussi l’auteur de nombreux articles au croisement de la psychanalyse, de la philosophie et de l’ethnographie. 

Bibliographie : 

Boni, Livio (avec Sophie Mendelsohn). La vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti. Pairs, Edition La Découverte, 2021. 

— (avec Guillaume Sibertin-Blanc). La ville inconsciente. Paris, Edition Herman, 2018. 

—. Freud et la question de l’archéologie. Paris, Edition Campagne Prem, 2014. 

—. L'Inde de la psychanalyse, Le sous-continent de l’inconscient (Dir). Paris, Edition Campagne  Prem, 2011.

Séminaire quatre : “Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités!” (avec Sophie Mendelsohn), 8 mars 2023, 18h-20h.

Deleuze, Gilles et Félix Guattari. Mille Plateaux : Capitalisme et schizophrénie 2. Paris, Editions de Minuits, 1981. 

—. Kafka. Pour une littérature Mineure. Paris, Editions de Minuit, 1975.

—. Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Edition de Minuit, 1991. 

Glissant, Edouard. La cohée du Lamentin. Paris, Edition Gallimard. 

Concepts clés : Rhizome, multiplicité, ruptures a-signifiantes, lignes de fuites, carte, calque, etc. 

“Écrire à n, n-1, écrire par slogans : Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! Ne semez pas, piquez ! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! La vitesse transforme le point en ligne ! Soyez rapide, même sur place ! Ligne de chance, ligne de hanche, ligne de fuite. Ne suscitez pas un Général en vous ! Pas des idées justes, juste une idée (Godard). Ayez des idées courtes. Faites des cartes, et pas des photos ni des dessins. Soyez la Panthère rose, et que vos amours encore soient comme la guêpe et l’orchidée, le chat et le babouin. On dit du vieil homme-fleuve. Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d’alliance. L’arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et…». Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être.” 

Gilles Deleuze & Félix Guattari, Milles Plateaux.

Dans la quatrième séance, il s’agira d’approfondir l’idée selon laquelle le concept renouvelé d’identité à partir duquel Glissant entend penser autrement la créolisation du monde s’enracine dans l’image de l’inconscient Rhizome telle que développée par Deleuze et Guattari dans Milles Plateaux. Par rhizome ces auteurs entendent tout système qui obéit aux principes suivant. Un principe de connexion et d’hétérogénéité d’abord, au sens où “n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être” (13), car un rhizome, à la différence d’un arbre, ne fixe ni point, ni ordre, ni hiérarchie. Un principe de multiplicité ensuite, au sens où le multiple doit être traité comme substantif, c’est-à-dire comme n’ayant “plus aucun rapport avec l’Un comme sujet ou comme objet, comme réalité naturelle ou spirituelle, comme image et monde” (14). Car ce n’est qu’à cette condition qu’une multiplicité ne se laisse pas surcoder par un pouvoir quelconque qui lui serait extérieur. Un Principe de rupture asignifiante, aussi, qui s’oppose directement à l’idée de coupure signifiante. Car tout rhizome possède à la fois “des lignes de segmentarités d’après lesquelles il est stratifié, territorialisé, organisé, signifié, attribué,” mais aussi, des “lignes de déterritorialisation par lesquelles il fuit sans cesse” (16). Et enfin, un principe de cartographie et de décalcomanie, puisqu’un rhizome n’est justiciable d’aucun modèle structural ou génératif. Car du rhizome, on ne peut faire que la carte, et non le calque, puisque le calque “a déjà traduit la carte en image, il a déjà transformé le rhizome en racines et radicelles. Il a organisé, stabilisé, neutralisé les multiplicités suivant des axes de signifiance et de subjectivité qui sont les siens” (21).

Intervenant : Sophie Mendelsohn

Bio : Sophie Mendelsohn est psychanalyste. Elle est à l’initiative de la constitution du Collectif de Pantin qui explore l’énigme du racisme avec les moyens de la psychanalyse. Elle est l’auteur avec Livio Boni de La vie psychique du racisme, ainsi que d’un grand nombre de chapitres d’ouvrages et d’articles publiés dans des revues telles que Chimères,  

Bibliographie : 

Mendelsohn, Sophie (avec Livio Boni). La vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti. Paris, Editions La Découverte, 2021.

—. « Penser l’impensable » (Préface), Je sais bien mais quand même (Octave Mannoni). Paris, Edition du Seuil, 2022. 

—. « Généalogies postcoloniales du racisme et décolonisation de soi ». Entretien avec Livio Boni, Sophie Mendelsohn, par Elias Jabre, Chimères, #98, 2021. 

Séminaire cinq : “L’inimaginable turbulence de la relation” (avec Boris Chaffel) — 12 avril 2023, 18h-20h.

Glissant, Edouard. Poétique de la relation. Poétique III. Paris, Edition Gallimard, 1990.

—. Introduction à une poétique du divers. Paris, Edition Gallimard, 1996.

—. Traité du Tout-Monde. Poétique IV. Pairs, Edition Gallimard, 1997.

—. La case du commandeur. Paris Editions Gallimard. 1981.

—. Philosophie de la relation : Poésie en étendue, 2009. 

Concepts clés : Relation, Tout-Monde, Universel concret, Détails, Esthétique, Imagination, Chaos-monde, etc. 

“Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée , étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement , mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre.” (…) “L’esthétique du chaos-monde (qui est donc ce que nous nommions l’esthétique de l’univers, mais désencombrée des valeurs a priori) globalise en nous et pour nous les éléments et les formes d’expression de cette totalité, elle en est l’action et la fluidité, le reflet et l’agent en mouvement. Le baroque est la résultante, non érigée, de ce mouvement. La relation est ce qui en mêne temps la réalise et l’exprime. Elle est le chaos-monde qui (se) relate. La poétique de la relation (qui est donc une part de l’esthétique du chaos-monde) pressent, suppose, inaugure, rassemble, éparpille, continue et transforme la pensée de ces éléments, de ces formes, de ce mouvement.” 

Edouard Glissant. Poétique de la relation.

La cinquième séance visera à approfondir la pensée guattaro-deleuzienne du rhizome à partir du développement politique et philosophique que lui donne Glissant et, notamment, à partir des concepts de Relation et de Tout-Monde. Si la notion de créolisation est bien celle qui permet à Glissant d’ouvrir le concept d’identité sur une dehors, cette ouverture est d’abord celle que rend possible la notion de Relation, qui elle-même renvoie à l’idée de Chaos-monde et de Tout-Monde, c’est-à-dire à l’idée d’une mise en présence, plus ou moins violente et conflictuelle, de toutes les parties de la terre, de tous ses voisinages. Par Relation, Glissant entend “la quantité réalisée de toutes les différences, sans qu’on puisse en exempter une seule” (Philosophie de la relation, 42). Car, à ne pas le faire la Relation cesserait immédiatement d’être l’expression du Tout-Monde pour redevenir une forme de l’universel, c’est-à-dire une forme d’abstraction nous autorisant à passer sous silence certains détails du réel ne cadrant pas avec les normes ou les attentes néo-libérales contemporaines. Ce faisant, Glissant nous ouvre des perspectives nouvelles sur ce que pourrait être un universalisme que nous pourrions nommer, avec Barbara Cassin, concret ou dédié ; à savoir un universel visant une élaboration incessante et toujours à recommencer de l’ensemble des relations qui font et défont sans cesse nos identités fragiles, c’est-à-dire l’ensemble des vies concrètes, même si cet ensemble ne pourra jamais, par définition, ni être totalisé (sauf à le projeter dans un avenir utopique) ni, du même coup, être nommé adéquatement.

Intervenant : Boris Chaffel

Bio : Boris Chaffel exerce la psychanalyse à Paris. Outre son activité privée, il travaille à l’Hôpital Saint-Anne, au sein l’Unité de traitement psychanalytique jeune adultes et étudiants (UTPJA, pôle 5-6-7) et pratique la psychanalyse d’enfant au CMPP Etienne Marcel. Il est également membre co-fondateur du Collectif de Pantin et a proposé un certain nombre d’articles ou d’interventions au croisement des études décoloniales, postcoloniales et de la psychanalyse dans des revues telles que Le Carnet Psy, Savoirs et Clinique et Enfances & Psy ou pour le Collectif de Pantin

Bibliographie : 

Chaffel, Boris. « Transaction fantasmatique et transindividualité de l’idéologie : logique de la surenchère dans l’apartheid de Cronjé (Coetzee/ Hook/ Lacan II) », https://www.collectifdepantin.org/posts/transaction-fantasmatique-et-transindividualite-de-lideologie-logique-de-la-surenchere-dans-lapartheid-de-cronje (2022)

—. « La forme ultime du racisme dans le monde : l’apartheid de Cronjé (Coetzee/ Hook/ Lacan I) », https://www.collectifdepantin.org/posts/la-forme-ultime-du-racisme-dans-le-monde-lapartheid-de-cronje (2021) 

—. « L’envers de la fantasmatique de la Race, une lecture de Get Out de Jordan Peele », in Le Carnet Psy, #243, 2021.

—. « Désidentification et créolisation : se passer de la légitimité dans la filiation ? », https://www.collectifdepantin.org/posts/desidentification-et-creolisation-se-passer-de-la-legitimite-dans-la-filiation, (2019).

—. « Naturalisations : Deuil et violence coloniale », in Savoirs et Clinique, #22, 2017. 

Séminaire six : “L’implosion barbare n’est nullement exclue” (avec Raphaël Liogier) — 24 mai 2023, 18h-20h

Guattari, Felix. Les trois écologies. Paris, Galilée, 1989. 

—. Chaosmose. Paris, Galilé, 1992.

—. Qu’est-ce que l’écosophie ? Paris, Edition Lignes, 2018.

Concepts clés : Ecosophie, chaosmose, bifurcation, implosion barbare, déni, racisme, etc.

“L’écosophie sociale consistera donc à développer des pratiques spécifiques tendant à modifier et à réinventer des façons d’être au sein du couple, au sein de la famille, du contexte urbain, du travail, etc. (…) Et cela pas seulement par des interventions « communicationnelles » mais par des mutations existentielles portant sur l’essence de la subjectivité. (…) De son côté, l’écosophie mentale sera amenée à réinventer le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe, aux « mystères » de la vie et de la mort. (…) Sa façon de faire se rapprochera plus de celle de l’artiste que de celle des professionnels « psy » toujours hantés par un idéal suranné de scientificité. Rien dans ces domaines n’est joué au nom de l’histoire, au nom de déterminismes infrastructuraux ! L’implosion barbare n’est nullement exclue. Et faute d’une telle reprise écosophique (quel que soit le nom qu’on voudra lui donner), faute d’une réarticulation des trois registres fondamentaux de l’écologie, on peut malheureusement présager la montée de tous les périls : ceux du racisme, du fanatisme religieux, des schismes nationalitaires basculant dans des refermetures réactionnaires, ceux de l’exploitation du travail des enfants, de l’oppression des femmes…”

Félix Guattari, Les trois écologies.

Le sixième séminaire sera consacré à l’analyse des multiples crises — écologiques, sociales et mentales — qui agitent aujourd’hui notre monde, et qui nous empêchent de mettre en oeuvre une véritable Poétique glissantienne de la Relation. En partant des Trois écologies et Chaosmose de Guattari il s’agira de comprendre de quelle manière le système capitaliste néo-libéral mondialisé, loin d’accomplir le rêve de créolisation cher à Glissant, produit d’abord et avant tout des agencements machiniques et économiques dont la violence vis-à-vis du système terre n’a d’égale que la souffrante et la misère croissante des sujets et des désirs que ces agencements induisent ; misère qu’il ne faut pas seulement analyser d’un point de vue social, mais bien aussi à un niveau moléculaire, c’est-à-dire à un niveau inconscient. Ce qui est en jeu, avec le désir, et ses ramifications inconscientes, c’est la possibilité même de pouvoir opérer une bifurcations vis-à-vis d’un certain ordre établi, d’une certaine homéostasie ordonnant au désir de se satisfaire selon certaines normes, certaines limites. C’est pourquoi, pour Guattari, ce qu’il nous faut maintenant penser, c’est la possibilité même qu’un certain équilibre soit rompu, et que cette rupture ne débouche pas sur une “implosion barbare”, mais sur un nouvel agencement, sur un nouveau style de subjectivité, sur de nouveaux types de devenirs.

Intervenant : Raphaël Liogier

Bio : Raphaël Liogier est sociologue et philosophe. Professeur des universités à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, il y enseigne la sociologie et l'anthropologie. Il y dirige depuis 2006 l'Observatoire du religieux. Il est également diplômé en philosophie de l'université d'Edimbourg et de l'université de Provence et il enseigne à Paris au Collège international de philosophie. Ses travaux portent depuis une vingtaine d'années sur les croyances, au-delà du simple cadre religieux et de leurs formes dans l'imaginaire contemporain, des groupes new age au bouddhisme occidentalisé, des biotechnologies au désir d'immortalité des transhumanistes, en passant par la peur de l’islamisation.

Bibliographie : 

Liogier, Raphaël. Khaos. Fondation des mondes. Paris, Les liens qui libèrent. 2023. 

—. Manifeste Métaphysique. Avec Dominique Quesada. Paris, Les Liens qui libèrent, 2019.

—. Descente au coeur du mâle. De quoi #Metoo est-il le nom ? Paris, Les Liens qui libèrent, 2018. 

—. La guerre des civilisations n’aura pas lieu. Coexistence et violence au XXI siècle. Paris, CNRS Edition, 2016. 

—. Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective. Paris, Seuil, 2012.

Séminaire sept : “Rien n’est vrai, tout est vivant” (avec Buata B. Malela) — 28 juin 2023, 18h-20h

Glissant, Edouard. Rien n’est vrai, tout est vivant.

Latour, Bruno. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? Paris, Edition La découverte, 2017. 

—. Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres. Paris, La découverte, 2021.

Latour Bruno & Nikolaj Schultz. Mémo pour la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même. Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 2022.

Concepts clés : Vivant, anthropocène, Gaïa, sens-commun, local/global, Terrestre, etc. 

“Y a-t-il un langage de la vérité ? Un discours ? Certes non, mais de celui qui la prétend. De même qu’il n’y a pas un langage du vivant. Mais rien n’est vivant qui ne s’exprime cependant. Aussi bien l’expression du vivant lui tient-il lieu de langage, là où l’expression du Vrai peut être son déni ou son silence caché. Mais si nous distinguons le langage et la langue nous voyons qu’il n’y a pas une langue de ce qui pourrait être le Vrai. C’est dire que le langage du Vrai n’exerce et ne s’exerce en aucune langue, là où le vivant ne connait langue ni langage. Car le vivant ne s’exprime en rien, sinon en son propre transport et le Vrai passe de force par celui qui le prétend. Et qui donc confond dans sa prétention le langage et la langue.”

Edouard Glissant, Rien n’est vrai, tout est vivant.

Cette séance conclusive, dont le titre reprendra celui que Glissant donna à la dernière conférence qu’il prononça avant de mourir — “Rien est vrai, tout est vivant” — fera retour, d’abord, sur l’ensemble du parcours accompli, avant de se tourner résolument vers l’avenir. Plus précisément, ce dernier séminaire s’efforcera de thématiser les enjeux politiques, éthiques et psychanalytiques que posent à l’espèce humaine le fait d’avoir brutalement basculée, ces cinquante dernières années, dans une nouvelle ère que les géologues nomment anthropocène ; ère dans laquelle l’influence des êtres humains (où plutôt des occidentaux) sur le système terre est devenue telle que les conditions mêmes de leur survie n’y sont pus assurées. En suivant, pour ce faire, les méditations de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers (qui eux-mêmes s’inspirent largement des pensées de Deleuze, Guattari et Glissant), il s’agira de remonter aux sources inconscientes de notre incapacité actuelle à faire face aux multiples défis que nous sont lancés, — autrement dit à tenter de comprendre l’attitude de déni, voir de démenti, dans laquelle les démocraties libérales sont tombées — et de proposer, en retour, une série de pistes créatives à partir desquelles il redeviendrait possible d’imaginer autrement l’avenir, c’est-à-dire de ne pas continuer à faire “comme si” nous ne savions pas, sans pour autant céder ni à la panique ni au désespoir.

Intervenant : Buata B. Malela

Bio : Buata B. Maleal est enseignant-chercheur et spécialiste de littératures francophones et des intellectuels de la diaspora afrodescendante. Docteur en philosophie et lettres de l'université libre de Bruxelles et en littérature générale et comparée de l'université Paul Verlaine - Metz,  il s'intéresse aux théories de la littérature, à la sociologie des littératures, à la philosophie de la littérature, aux littératures francophones d’Afrique, des Caraïbes, d'Europe et de l'océan Indien. Auteur de nombreuses études sur les intellectuels afro-antillais (René Maran, Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire, Édouard Glissant, Simone et André Schwarz-Bart, L. S. Senghor, Yambo Ouologuem, Alioum Fantouré, Alain Mabanckou, etc.) et de la France hexagonale (Chateaubriand, Victor Hugo, Mallarmé, Apollinaire, Sartre, etc.), il a publié un livre sur les écrivains afro-antillais dans leur relation avec le monde intellectuel parisien de l'ère coloniale, un autre sur la trajectoire sociale et littéraire d'Aimé Césaire, ainsi qu'un ouvrage sur Edouard Glissant. 

Bibliographie : 

Buata B. Malela. Edouard Glissant. Du poète au penseur. Paris, Edition Herman. 2020. 

—. La réinvention de l’écrivain francophone contemporain, préface de Paul Aron. Paris, Edition du Cerf, coll. “Cerf Patrimoine”, 2019. 

—. Aimé Césaire et la relecture de la colonialité du pouvoir, préface de Jean Bessière. Paris, Anibwe, coll. “Liziba”, 2019. 

—. Les écrivains franco-antillais à Paris (1920-1960) : Stratégies et postures identitaires. Paris, Karthala, coll. “Lettres du sud”, 2008. 

Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
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